Ali Nassar est chercheur en relations internationales. Il est également journaliste et directeur de la revue Al Houkoul, Il a accepté de décrypter pour El Watan les évolutions du hirak en cours au Liban et les stratégies de récupération de la dynamique de contestation.
Comment analysez-vous les transformations intervenues au sein du hirak libanais ?
En réalité, nous ne sommes plus en présence d’un hirak mais de deux mouvements de contestation. Celui que je qualifierais de populaire et national met en avant des revendications socio-économiques et politiques dans l’intérêt de tous les Libanais. Il regroupe des forces politiques non communautaires qui contestent la nature même du système politique libanais en appelant à un changement structurel. L’autre est dominé par une partie des forces communautaires qui tentent de l’instrumentaliser politiquement. Il s’organise autour de deux tendances : la première est incarnée par la droite communautaire traditionnelle, notamment les forces libanaises (FL) de Samir Geagea, le parti socialiste progressiste (PSP) de Walid Jumblatt qui tiennent le haut du pavé, mais également une frange du Courant du Futur, lui-même divisé entre ceux qui adhèrent au premier hirak et ceux qui ont suivi la direction du parti. Les plus actifs, les FL, manifestent dans la rue, bloquent les routes, organisent des sit-in avec pour principal objectif de renforcer le poids, dans la participation au pouvoir, d’un parti qui se veut plus représentatif des chrétiens libanais, au détriment de l’aile du courant patriotique libre représentée par Jebran Bassil. Leurs mots d’ordre ne remettent pas en cause le modèle politique communautaire, mais se concentrent sur la lutte contre la corruption.
Qu’en est-il de Walid Jumblatt ?
S’agissant de Walid Jumblatt, qui s’est historiquement appuyé sur les forces du mouvement national libanais pour évincer les forces libanaises du sud du Mont-Liban dans le contexte de la guerre civile et a également pu compter sur l’aide des Syriens après Taëf pour se voir reconnaître une position excédant largement le poids de sa communauté dans la nouvelle configuration politique post-conflit, sa participation au hirak vise à préserver les acquis obtenus dans un contexte où le rapport de force lui était favorable. Cette volonté de sauvegarder ses gains politiques se heurte à des oppositions de la part notamment du Courant du Futur, de l’aile bassilienne du CPL, des FL et d’autres forces moins importantes comme les phalanges. On retrouve également au sein de ce mouvement mais de façon moins significative les Frères musulmans soutenus par le Qatar et la Turquie qui ont joué un rôle dans les mobilisations à Tripoli, dans le blocage des routes à Barja et certains quartiers de Beyrouth et Saïda pour tenter de capter une partie de la base sociale sunnite du Courant du Futur. Enfin, aux côtés de ces composantes communautaires, les forces de ce que l’on pourrait résumer par la «nouvelle droite» essentiellement représentée par les ONG, sont également présentes. Elles réclament un changement au sein de l’élite au pouvoir sans contester le système politique communautaire.
Les agendas de ces forces communautaires se sont-ils articulés sur des stratégies de puissances extérieures ?
Oui, pour comprendre cette articulation, il convient de revenir sur le déroulement des événements. Entre le 17 et le 21 octobre, ce sont les forces politiques progressistes nationalistes qui sont à l’initiative, mettant en avant des mots d’ordre révolutionnaires «la fin du système communautaire», «la fin du règne du capitalisme financier», manifestant devant la Banque centrale et dans la rue des Masaref aux côtés des masses populaires qui se sont soulevées après l’annonce par le ministre des Télécom de l’introduction d’une taxe sur les communications passées via l’application gratuite WhatsApp. Aux premiers jours de la contestation, la configuration est celle d’une union entre ces forces nationalistes et une population qui crie son indignation face aux conséquences des politiques néolibérales, à la corruption endémique et au pillage des ressources. Cette communion a suscité la peur des forces communautaires et de puissances extérieures, au premier rang desquelles les Etats-Unis qui appliquent depuis plus d’un an une stratégie de la tension à travers notamment le renforcement des pressions et des sanctions économiques contre le Hezbollah. Cette stratégie a été mise en œuvre après les élections législatives de mai 2018 qui ont donné une majorité parlementaire au Hezbollah et ses alliés, transformant le rapport de force à la défaveur des intérêts des composantes de la droite communautaire traditionnelle et des Etats-Unis au Liban. Il faut savoir que le gouverneur de la Banque centrale et les banques ont joué un rôle de premier plan dans l’exécution des sanctions économiques qui visaient à retourner la base sociale du Hezbollah contre lui.
Que s’est-il passé par la suite ?
Dans le contexte aujourd’hui de l’irruption du hirak, les Etats-Unis et les forces communautaires ont donc trouvé une fenêtre d’opportunité pour mener à terme cette stratégie de déstabilisation politique et économique du Liban. Il y a deux récits explicatifs dominants de la décision de l’ex-Premier ministre Saad Hariri de s’accorder un délai de 72 heures pour mettre sur pied un projet de réforme. Le premier considère que Hariri a été partie prenante de la manœuvre américaine qui a permis à la droite communautaire de mettre à profit ces trois jours pour rassembler ses forces et investir le hirak dans une volonté de transformer l’équilibre politique à l’intérieur du système. Le second considère au contraire qu’il s’agissait d’une manœuvre dilatoire pour tenter de construire un rapport de force favorable et préserver la formule en place.
Personnellement, j’ai plutôt tendance à accréditer la première thèse. La stratégie américaine d’instrumentalisation du hirak a, dans un premier temps, reposé sur la tentative de captation des foules et le blocage des routes avec pour consigne donnée à l’armée libanaise de ne pas intervenir afin de déloger les manifestants qui ont coupé les principaux axes de communication. Dans les faits, cette attitude a permis à Walid Jumblatt d’organiser les blocages sur l’autoroute reliant Beyrouth au sud et la capitale à la Bekaa, et à Samir Geagea de superviser ces actions au nord, dans le Kesrouan à Jbeil, Batroun, etc. Cette stratégie s’est, dans un second temps, appuyée sur les médias, il a été établi que des financements d’hommes d’affaires libanais et des capitaux en provenance du Golfe ont afflué en masse vers certains médias locaux pour couvrir le point de vue individuel des contestataires.
Quel est, selon vous, le troisième élément de cette intervention ?
Le troisième instrument de cette intervention est sans doute le rôle joué par certaines associations, ONG ; je dirais même institutions académiques. Le président de l’université américaine de Beyrouth (AUB), Fadlo Khoury, s’est rendu avec une équipe d’enseignants sur la place des Martyrs pour débattre avec les étudiants de l’AUB de l’impératif d’un changement de pouvoir et la nécessité de créer des Assemblées locales. Le représentant de l’université des riches s’est donc présenté comme le leader de la «révolution libanaise», car c’est bien la terminologie sciemment employée alors même que la réalité est celle d’un mouvement de contestation sans direction ni programme clair. S’est joint à Fadlo Khoury, le père Salim Daccache, président de l’Université Saint-Joseph qui a historiquement formé l’élite de la droite libanaise et reste encore aujourd’hui éloignée du modèle de l’égalitarisme. Ces deux personnalités ont conjointement adopté un communiqué qualifiant le mouvement de contestation de «révolution du peuple libanais, événement inédit depuis 1943».
Enfin, cette stratégie américaine s’est trouvée confortée par la prise de position du gouverneur de la Banque centrale, Riyad Salamé et la fermeture des banques qui ont paralysé le commerce et les activités économiques du pays. Salamé est allé jusqu’à déclarer dans la presse américaine que si la contestation se cristallise sur sa personne, c’est en raison de son implication dans la lutte antiterroriste, entendez par là contre le Hezbollah. Actuellement, cette stratégie américaine est toujours à l’œuvre et tente d’imposer la formation d’un gouvernement hostile au Hezbollah. Avec la formation d’un cabinet de «technocrates», en réalité des auxiliaires de la politique américaine, nul doute que de nouveaux emprunts et crédits seraient accordés au Liban mais à la stricte condition que celui-ci renonce à ses exigences, notamment pour ce qui concerne l’exploitation de son pétrole en Méditerranée. Les Américains souhaitent aujourd’hui le départ des sociétés pétrolières Total (France), Rosneft (Russie) et IMI (Italie) et l’arrivée des compagnies américaines.
Le hirak populaire est-il sur le point de se doter d’un leadership et d’une feuille de route claire ?
Les débats avec les forces représentatives du hirak populaire ont mis en avant des impératifs de trois ordres : la nécessité de se doter d’une direction reconnue, la nécessité d’adopter un programme qui suscite l’adhésion, et l’urgence de se dissocier du hirak instrumentalisé politiquement par les forces communautaires. En novembre, la rencontre du commodore, qui a brassé large en réunissant des forces plus proches de la nouvelle droite que de la gauche nationaliste, a donné naissance à une feuille politique dont certains points restent sujets à débats, son contenu est moins cohérent et moins clair que le programme élaboré par Charbel Nahas, leader du mouvement Citoyens et citoyennes dans un Etat.
L’économiste et ancien ministre libanais a adopté des positions courageuses non seulement du point de vue de la question socio-économique, mais également vis-à-vis de la stratégie américaine de déstabilisation du Liban et du Hezbollah. Il importe aujourd’hui que le hirak populaire se prononce clairement sur ces questions, notamment celle de la résistance dans un contexte où les forces communautaires dont les agendas convergent avec la stratégie de déstabilisation américaine cherchent à entraîner le Hezbollah dans une confrontation de rue. La décision de l’organisation de se retirer de la contestation a été critiquée et contestée en dépit du fait que son secrétaire général n’a cessé d’affirmer son soutien au mouvement populaire authentique, tout en l’invitant à se dissocier du hirak dominé par Gegea et Jumblatt. Il importe que les forces du hirak populaire soient conscientes et prennent davantage en considération cette stratégie américaine de déstabilisation une nouvelle fois éclairée par le témoignage de Jeffrey Feltman, ancien sous-secrétaire d’Etat et ambassadeur des Etats-Unis au Liban, devant le congrès sur l’importance de «vaincre le Hezbollah et l’Iran au Liban» et «d’empêcher la Syrie, la Russie et la Chine» d’y prendre place.
Propos recueillis par Lina Kennouche
Lundi, 16 Décembre 2019
Source : Elwatan, Algèrie.