Un ministre exigea qu’Evo se rétracte. « Ta grand mère n’a qu’à se rétracter », lui répondit-il, et l’Exécutif demanda son « départ définitif » du parlement. (Martin Sivak)
Je sais, ça manque de sérieux. On ne déclare pas sa flamme à un président en exercice, ce n’est pas convenable. J’ai résisté, tu sais, avant de passer à l’acte. Mais je n’ai plus la force, ni l’envie. À bout, je suis. Cela fait plus d’un an que je lutte contre cette inclination. Que je fais tout pour éviter de penser à lui. Et à force, j’y étais presque parvenu. Certes, le drapeau Aymara continuait à claquer fièrement au vent sur mon balcon, et le poster Evo Presidente trônait encore en bonne place dans ma cuisine, mais j’avais fini par refouler mon admiration débordante. Pas le choix : passionné de politique latino-américaine et du socialisme du XXIe siècle qui s’y échafaude, je savais ne pas pouvoir me laisser aller aux sentiments sous peine de perdre toute crédibilité. Pour mener des entretiens avec des spécialistes ou parler de sujets qui fâchent, j’ai dû abandonner mon côté midinette, me concentrer sur le concret, les chiffres, les mesures. Une approche rationnelle. Pour tout te dire, ça a presque marché : Evo, je n’y pensais plus du tout. Ou alors, comme à un simple dirigeant politique, pas une âme sœur.
Mais voilà : ça n’a pas duré. Tout est tombé à l’eau il y a une semaine, quand j’ai fait l’erreur d’aller boire quelques verres avec l’ami Sergio Caceres, ancien rédacteur du journal bolivien El Juguete Rabioso [1] et désormais éditeur au sein d’une petite structure hexagonale, Le Jouet Enragé. Au cours de la discussion, il m’a donné le dernier livre édité par sa maison (avec l’Esprit Frappeur [2]), sobrement intitulé Evo [3]. C’est un reportage de Martin Sivak, journaliste argentin qui a longuement suivi Evo Morales au quotidien, s’est immergé dans sa vie, allant jusqu’à le seconder sur des terrains de foot (la grande passion de Morales) ou à lui servir de traducteur pour une conférence au Nigéria. Et donc, il a suffi que je me plonge dans cette passionnante biographie Evo-embedded pour que mes bonnes intentions fondent comme neige au soleil altiplanien. Bérézina intellectuelle.
Je l’ai lu d’une traite. Et – une fois l’ouvrage reposé – tout est remonté à la surface. Je me suis soudain rappelé de ce jour où, alors en Bolivie, j’avais compris que l’on parlait non seulement de politique mais surtout de cœur. Un mur graffé d’une simple inscription avait suffi : « Evo, hijo de llama. » Evo, fils de lama ? Mon cœur s’était brisé. J’aurais voulu retrouver l’auteur de l’injure pour lui faire avaler ses pots de peinture avec double ration de coca à l’arsenic.
Je me suis rappelé de ce jour où j’avais vu Evo prendre la parole sur la place Murillo de La Paz à l’occasion de sa victoire au référendum constitutionnel. Il n’avait rien d’un orateur grandiloquent à la Chavez ou d’un déblatéreur à la Castro. Il bafouillait un peu, ne disait pas grand chose d’essentiel ; mais tout le monde s’en foutait, l’important était ailleurs. Dans la ferveur populaire, la communion de la victoire et la confiance que lui accordait la grande majorité de la population du pays le plus pauvre d’Amérique du sud.
Je me suis rappelé tout ce qui dans le personnage d’Evo Morales Ayma m’avait fasciné : son mépris de l’argent et des convenances, sa méfiance envers le pouvoir, sa dévotion au processus démocratique [4], sa conviction qu’il n’est de politique qu’au service de l’intérêt des plus humbles. Le premier président indigène de Bolivie, réélu triomphalement en décembre dernier, ne se considère pas seulement comme un serviteur de son peuple, il se consacre à cette servitude avec une énergie à faire pâlir d’envie un Stakhanov sous coke. « D’un point de vue objectif, être le président de la Bolivie est la pire chose qui puisse arriver à quelqu’un de nos jours », a confié Carlos Mesa, alors président (à bout de nerfs après quelques mois d’exercice), à Martin Sivak. De la gnognotte pour Evo, élu en 2005, réélu en 2009.
Des lamas à la coca, de la coca à l’assemblée, de l’assemblée à la présidence
On jurerait que le destin d’Evo Morales a été écrit en vue de tirer des larmes dans les chaumières. Quel meilleur scénario hollywoodien que l’histoire du petit berger (à lamas) qui, à force de lutter pour les droits des siens (les indigènes/les pauvres), est propulsé à la tête de son pays ? Où trouver meilleure illustration d’un destin gravé en lettres de cocas que dans l’ascension du petit dirigeant syndical cocalero jusqu’aux plus hautes sphères de l’État ? Ça semble trop beau pour être vrai, cet Evo Cendrillon.
Pourtant, il n’y rien de factice là-dedans, pas de story-telling à l’horizon. Evo Morales est né à Orinoca, pas loin d’Oruro, ville célèbre en Bolivie pour son démentiel carnaval (il fut trompettiste dans une troupe qui jouait lors de l’événement). Parents plus que pauvres, scolarité laborieuse, appartenance à une ethnie indigène dans un pays raciste : ça semblait mal barré pour une carrière politique, même locale… Je ne vais pas te retracer les différentes étapes de son ascension, comment il devint un dirigeant syndical cocalero respecté, comment il fut laissé pour mort par des milices réactionnaires après un passage à tabac, comment il se dévoua à sa tâche politique avec un dévouement qui semblerait réécrit après-coup s’il ne continuait encore aujourd’hui à fonctionner de la même manière… Non, je te ferai simplement remarquer qu’Evo est un indien Aymara, et que c’est tout sauf anodin tant la culture du pouvoir est singulière chez les Aymaras. Une servitude au peuple, pas un privilège, voilà comment ces communautés indiennes ont toujours abordé le statut de chef. Avec une éthique collective omniprésente. Il y a un an, le documentariste René Davila l’expliquait (sur A.11) :
Chez les indiens Aymara, rien n’est jamais acquis, tout est toujours changeant et remis en cause. Le rôle du chef y est aussi très particulier, demandant énormément d’abnégation : il doit payer pour être chef, donner tout son temps sans en tirer aucun avantage matériel. Il y a de ça chez Morales : il se sait sous le contrôle de la population, à l’inverse du “caudillo” typique sud-américain. Il n’y pas de culte de la personnalité autour de lui, il est juste là pour accomplir une tâche et il fera tout son possible pour y arriver.
Et Martin Sivak de rappeler :
Evo a dû assimiler trois règles de conduite au cours de son éducation : ama sua (ne sois pas voleur), ama quella (ne sois pas paresseux) et ama llula (ne sois pas menteur). Le quatrième s’imposerait à lui plus tard : ama llunk’u (ne sois pas servile).
Une sorte de mantra politique que le président bolivien se plaît fréquemment à répéter, auquel il tient dur comme fer. Ça peut sembler naïf, dit comme ça, un peu crédule, limite hagiographique. C’est pourtant un simple constat, unanime chez ceux qui ont été amenés à le fréquenter, amis comme ennemis : Morales n’est pas corruptible. Par rien.
L’exercice du pouvoir (en chandail)
Lors de sa première tournée en Europe comme président, peu après l’élection de décembre de 2005, les médias européens ne se sont pas privés de moquer Morales en le surnommant “le président pull-over”. La raison ? Simple : il avait gardé, pendant toute sa tournée, le même pull à bandes colorées, assez peu raccord avec le décorum et l’apparat de rigueur. Rien d’une mise en scène, juste la marque d’un dédain absolu pour les questions d’ordre matériel : c’était simplement le seul pull-over qu’il avait emporté.
Le livre de Martin Sivak n’a même pas besoin d’insister sur son mépris pour l’argent, la chose transparaît à tout moment, dans chaque détail de sa vie. La frugalité et le refus de profiter d’une position de pouvoir pour bénéficier d’avantages sont des constantes absolues de son parcours, au point que c’en est parfois presque maladif (ainsi de ces scènes de colère dans les chambres d’hôtel à l’étranger quand il considère qu’elles sont trop luxueuses). Quand il est élu président en 2005, « l’une de ses premières mesures consista à réduire de 57 % le salaire du président, ramené à 1 875 dollars. La suppression des dépenses réservées eut pour conséquence que ministres et autres fonctionnaires cessèrent de percevoir des primes. Il voulut remplacer le poste de ministre par celui de serviteur public, mais la constitution ne le lui permettait pas. »
Un pied de nez aux règles modernes de la politique, à l’exercice du pouvoir tel que pratiqué en terres occidentales. La réminiscence aussi d’une ascension politique qui s’est faite avec les moyens du bord, avec des bout de ficelle. Parlant de sa première tentative présidentielle (qui se conclut sur un score conséquent mais insuffisant pour gagner la présidence), Sivak explique : « Parfois, le parti n’avait pas de spots à émettre, car il lui aurait fallu pour cela des fonds ne provenant pas de l’aide de l’État. Le journaliste Walter Chavez, en charge de la campagne à La Paz, ne réussit à rassembler que 450 dollars (apportés par lui et par Quiroga). Cette épopée de la pauvreté et de la pénurie contrastait avec les campagnes millionnaires de leurs rivaux, qui dépensèrent au total 17 millions de dollars. »
Des habitudes de frugalité qui remontent à l’époque où Evo Morales était un simple dirigeant cocalero, arpentant la Bolivie dans une bagnole pourrie et logeant chez l’habitant. Une certaine manière d’aborder le capitalisme, aussi, avec une méfiance absolue pour la sur-consommation. Une fois élu, le nouveau président déclare ainsi devant les Nations-Unis, décroissant en diable : « Le monde a la fièvre à cause du changement climatique, et la maladie s’appelle “modèle de développement capitaliste”. […] Les intérêts multinationaux proposent de continuer comme avant et de repeindre la machine en vert. […] Il faut appliquer des impôts élevés sur l’hyper concentration des richesses et adopter des mécanismes effectifs pour leur redistribution équitable. »
Lorsqu’il est élu président en 2005, Morales est catapulté dans une autre dimension. S’il est obligé de s’adapter un brin à sa fonction, il n’en reste pas moins convaincu qu’il doit être irréprochable. Sivak conte ainsi un épisode révélateur : Morales, jusque-là convaincu que sa présidence ne verrait pas la moindre effusion de sang, apprend qu’un policier est mort lors d’affrontements avec des grévistes ; désespéré, il passe immédiatement un coup de fil à la ministre en charge du dossier : « Qu’as tu fait ? Comment peux-tu nous couvrir de sang ? »
Derrière l’image
Sivak ne peint pas le portrait d’un président parfait, de loin. Il le montre faillible, parfois hésitant ou borné. Mais en mettant à jour l’envers d’un décor qu’il a assidument fréquenté (le livre est le fruit d’un très long travail d’enquête), il prouve surtout que cet envers est semblable à l’endroit. Pas de manigances, pas de faux semblants, pas de mensonges à répétition : l’image publique est raccord avec la réalité privée. C’est peut-être ça le plus fascinant : si Morales est forcément immergé dans le Spectacle à compter de son élection, il n’en joue pas, ne change rien. Président pull-over n’en a rien à fiche de l’image qu’il renvoie, il veut juste faire son boulot, conduire la révolution sociale et démocratique promise.
L’image de Morales est évidemment instrumentalisée, par ses partisans comme par ses détracteurs. D’un côté, cette fable quasi hollywoodienne du petit éleveur de lama devenu président. De l’autre, la volonté de ses adversaires (dans le pays comme à l’étranger) de le faire passer pour un irresponsable, limite simplet, juste bon à parader en habits traditionnels et à piquer la thune des riches propriétaires de la Media Luna. Lui s’en fiche, gouvernant depuis le début avec le même vice-président, Alvaro Garcia Lineira, intellectuel chargé de recoller les morceaux quand Evo se laisse aller à dire des conneries – ce qui arrive assez fréquemment.
Il serait idiot et contre-productif de faire de Morales une figure christique, un sauveur. L’homme semble d’ailleurs décevoir certains de ses partisans (notamment en ce qui concerne une révolution économique en demi-teinte). Reste que si je me suis laissé aller plus haut à exagérer ma fascination pour l’homme et son destin, c’est que je pense que sa politique est indissociable de sa personnalité, et plus largement, de la communauté Aymara dont il se veut le représentant (Morales a été intronisé président deux fois : une fois officiellement devant le parlement, et une fois devant les autorités Aymara, sur le site sacré de Tiwanaku).
C’est pour cela qu’il faut lire le livre de Martin Sivak (le livre est difficile à trouver en librairie : pour te le procurer, le mieux est de le commander sur le site du Jouet Enragé, ici). Pour comprendre que derrière les réformes sociales et la lutte collective, derrière la révolution bolivienne, se cache également une personnalité hors-du-commun, le détonateur du mouvement social et politique en cours : président pull-over.
Dans les épisodes précédents
Entretien avec Pablo Stefanoni : « Evo morales reste perçu comme le porteur du changement face au vieux régime »
Article consacré à la Coca :« Evo se shoote en plein ONU : que fait la CIA ? »
Entretien avec le documentariste René Davila : « En Bolivie, il y a une vraie révolution en cours. »
Billet sur un récent complot dont Morales semble avoir été la cible : « Bolivie : mais qui veut la peau d’Evo Morales ? »
La guerre du Gaz à El Alto : « La Guerre du Gaz à El Alto : grandeur (et décadence ?) des mouvements sociaux boliviens. »
La guerre de l’eau à Cochabamba : « Quand le modèle néo-libéral mord la poussière : la guerre de l’Eau à Cochabamba »
Entretien avec Boris Rios autour de la guerre de l’eau : « La leçon tirée de la Guerre de l’Eau, c’est qu’il est indispensable de faire passer le collectif avant l’individu »
Enquête sur Mujeres Creando, collectif anarcho-féministe bolivien : « Mujeres Creando » : ce féminisme qui dynamite.
vendredi 5 mars 2010, par Lémi
“Evo. Portrait au quotidien du premier président indigène de Bolivie”, éditions Le Jouet Enragé/L’esprit frappeur, 2010, traduction Anna Feillou.
Notes
[1] Un journal qui a joué un rôle essentiel dans l’élection d’Evo Morales à la présidence ; on t’en reparlera bientôt en ces pages.
[2] Dont on te reparlera bientôt itou.
[3] À noter, la couverture ci-dessus est beaucoup plus moche que l’originale sur laquelle je n’ai pu mettre la main.
[4] Martin Sivak : « Le principal conseil que lui donna Fidel – ou du moins celui que Morales juge le plus important – fut prononcé à la Havane en 2003 : “Ne faites pas ce que nous avons fait : faites une révolution démocratique. Nous sommes à une autre époque et les peuples veulent des transformations profondes, sans guerre.” »
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