Al-Houkoul – L’assassinat du cheikh Wahid Balous à Soueida a relancé les spéculations sur un éventuel soulèvement druze contre le pouvoir. Mais sur le terrain, c’est l’entente qui prévaut entre les clans de la montagne, soucieux de préserver la paix civile et la cohésion de cette petite communauté encerclée par al-Qaïda, menacée par l’Etat islamique (EI) et convoitée par Israël.
Le 4 septembre dernier, un double attentat à la voiture piégée marque la journée la plus sanglante pour la province druze de Soueida depuis le début de la crise syrienne. Le bilan est de 37 morts et une quarantaine de blessés. Le cheikh Wahid Balous, connu pour ses relations tendues avec l’Etat, est tué. Dans les heures qui suivent, quelques dizaines de manifestants armés investissent le centre-ville de Soueida et détruisent la statue de Hafez el-Assad. L’armée et les troupes paramilitaires se retirent afin d’éviter toute confrontation, laissant aux dignitaires et aux religieux le soin de calmer les esprits. La nuit tombée, les unités druzes de l’Armée de défense nationale, issue de l’armée syrienne, reprennent le contrôle des principales artères de la ville. Quelques incidents sporadiques sont signalés, mais la vie retrouve son cours normal après les funérailles.
En revanche, les médias du Golfe et de l’opposition syrienne réalisent des reportages passionnés faisant état d’une révolution populaire qui se serait soldée par la chute des institutions publiques, à commencer par le Sérail, la citadelle, ainsi que les bâtiments des forces de sécurité. La rhétorique en vogue glorifie Soueida, déclarée province «libre». Des appels tonitruants d’opposants, de la Coalition nationale et de politiciens druzes libanais tentent, en vain, de galvaniser les habitants de la province. Ils les appellent à prendre les armes contre le gouvernement syrien et à rejoindre les milices salafistes de Daraa. Mais la population fait la sourde oreille. «Aussi bien les partisans que les opposants du gouvernement ne veulent pas que la situation dégénère dans la province», explique Ayham Azzam, co-fondateur de l’ONG (organisation non gouvernementale) Jouzour à Soueida. «Personne n’est prêt à mettre sa famille à la merci des milices salafistes de l’opposition». Les multiples appels et les déclarations crispées de Walid Joumblatt, de Talal Arslan et de Wiam Wahhab ont été accueillis avec indifférence. «Nos coreligionnaires libanais tentent de capitaliser sur les événements à des fins politiques personnelles, quitte parfois à nous mettre en danger», précise Azzam
à Magazine.
Même au sein de l’opposition, personne ne semble avoir oublié le sort réservé par al-Nosra à la petite brigade druze de l’Armée syrienne libre baptisée «Sultan el-Atrache». Fondé en décembre 2011 à Daraa par six déserteurs druzes, le groupe avait dû annoncer sa dissolution le 11 janvier 2014, après que la moitié de ses membres fondateurs, Khaled Rizk, Raëf Naser et Nofal Trad, ont été enlevés et condamnés à mort par la milice salafiste.
En revanche, les récentes batailles de Thaaleh, Dhibine, Mjeimar et Sawara reflètent l’état d’esprit qui prévaut chez les druzes. Face aux assauts des islamistes de Daraa, des centaines de combattants et de civils avaient accouru au secours de l’armée régulière et repoussé les assaillants avec l’aide de l’aviation syrienne. Ces succès ont dopé le moral de l’armée et des milices supplétives druzes, accélérant l’acquisition d’armes par les civils.
Instrumentalisation du crime
L’arrestation de Wafed Abou Trabeh, qui a avoué avoir commis les attentats en coordination avec le Military Operations Center (MOK), basé à Amman, n’a pas convaincu tout le monde, même si ce peintre en carrosserie devenu opposant, était connu pour ses antécédents. En janvier 2013, en coordination avec le dissident druze Khaldoun Zeineddine, il avait infiltré à Soueida une centaine d’islamistes de la brigade Fajr el-islam, basée à Daraa. L’opération avait dégénéré en combats meurtriers avec l’armée et, depuis, personne ne l’avait revu. En fuite en Jordanie, il réapparaît à Soueida à la veille des attentats. L’objectif de l’assassinat aurait été, selon Abou Trabeh, de remplacer le cheikh Balous parce qu’il était devenu trop indépendant et ne coordonnait plus avec l’opposition. Mais, selon une autre version assez répandue, Balous avait créé un pôle druze qui inquiétait Damas, d’autant plus que ses liens à peine voilés avec l’opposition, ainsi que sa coordination avec des personnalités druzes de Galilée, connues pour leur allégeance à Israël, suscitaient la crainte d’une éventuelle manipulation du groupe par Tel-Aviv. Ces craintes ont été attisées par les déclarations de responsables israéliens, préconisant la création d’une administration autonome druze en Syrie. Le régime aurait donc décidé de l’éliminer.
Mais quelle que soit l’identité du commanditaire, la suite des événements reflète l’ampleur du bras de fer engagé par des protagonistes situés aux antipodes les uns des autres, pour le contrôle de la province, considérée le flanc sud de la capitale syrienne. Le soir de l’assassinat, un communiqué dont personne ne connaît l’origine, attribué aux partisans de Balous, appelle à l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne et d’une administration autonome à Soueida. Le lendemain, Walid Joumblatt apporte son soutien à une éventuelle autonomie druze en Syrie. L’opposant Kamal Labwani, membre de la Coalition syrienne, publie, le 13 septembre, un article sur le site de Mitvim (Institut israélien de la politique régionale étrangère), dans lequel il appelle Israël à «imposer une zone d’exclusion aérienne dans le sud de la Syrie». Le vice-ministre israélien de la Coopération régionale, Ayoub Kara, attribue à Damas la responsabilité de l’assassinat de Balous, exigeant de Tel-Aviv «une action immédiate pour renverser le régime d’Assad».
Qui est Wahid Balous?
Originaire du village de Mazraa, au nord-ouest de la province de Soueida, Balous crée, en 2012, l’une des cellules d’autodéfense qui émergent à la suite des prises d’otages menées par les rebelles de Daraa. Lorsque l’Etat forme les premières milices paramilitaires locales, cet ex-policier et ancien membre des services de renseignements se procure des armes légères auprès de Nazih Jarbouh, chef de la brigade Homat el-Diyar. Ses combattants reçoivent le baptême de feu dans les batailles de Dama et Deir Dama, qui opposent, du 17 au 20 août 2014, les milices druzes au Front al-Nosra. Les villages sont libérés, mais Balous perd quatre combattants dont son frère. Il sort de l’anonymat deux jours plus tard, pendant un rassemblement devant le sanctuaire druze de Aïn el-Zaman, au cours duquel il demande au président Bachar el-Assad des armes lourdes pour faire face aux jihadistes. Son appel retentit favorablement au sein de la population et, en l’espace de quelques mois, il atteint une certaine notoriété.
Balous attire les religieux et les jeunes de son village, mais aussi les déserteurs de l’armée à qui il offre sa protection et les encourage à ne plus effectuer le service militaire. Il se démarque graduellement des positions de Jarbouh, tout en maintenant ses contacts avec les milices progouvernementales. Il gravite sous l’influence du cheikh Rakan el-Atrache, agriculteur apolitique devenu, au fil des ans, une référence spirituelle. Face au mécontentement général suscité par la corruption qui ronge les institutions publiques, il reprend à son propre compte les revendications de la population, dont l’approvisionnement de la province en mazout et en essence. Charismatique, pragmatique, maniant un langage simple et populiste, il se pose en défenseur des druzes, tout en affirmant n’être «ni avec le régime ni avec l’opposition».
Mais avec le temps, il épouse la rhétorique de l’opposition, alternant entre le défi et la collaboration avec l’armée, à côté de laquelle il combat sporadiquement contre l’Etat islamique et le Front al-Nosra. L’Etat, pour sa part, tente de le contenir – voire de le réintégrer dans son giron. Fort d’une milice de plus de 800 combattants, il prône la désobéissance civile contre l’Etat et la militarisation de la montagne.
Sur le terrain, son action ambiguë soulève des réserves. En juin dernier, il brille par son absence dans la bataille cruciale de Thaaleh, sauvée de justesse par les milices druzes qui repoussent les islamistes de l’aéroport militaire quelques heures à peine après l’annonce de sa chute. En revanche, sa milice, baptisée «Cheikhs de la dignité», s’en prend à des barrages de l’armée qui se retire par souci d’apaisement. Au nom de la dignité druze, il tente de mobiliser la communauté derrière son leadership. Il est convoité par l’opposition qui l’érige en symbole de l’opposition druze, lui accordant une stature qui dépasse sa popularité et son poids réel sur le terrain. Ceux-ci l’incitent à mener une approche confrontationniste avec l’Etat et les renseignements militaires à Soueida. Au lieu de consolider ses gains, ses conseillers le poussent à l’escalade. A Soueida, la sympathie qu’il inspire trouve ses limites dans son programme flou. Orgueilleux, ambitieux mais dépourvu d’une politique claire et cohérente, il suscite l’admiration et une certaine fierté mêlée de méfiance.
Infiltration israélienne
Wahid Balous établit des liens avec les druzes de Galilée, tout en clamant son hostilité à «l’entité sioniste». «Nos frères en Palestine nous ont envoyé des millions de dollars. Ils ont fait ce que personne d’autre n’a fait. Nous avons acheté des mitrailleuses avec cet argent (…) pour défendre notre terre et notre dignité. Ni al-Nosra ni Daech ne pourront mettre leurs pieds sur notre terre», déclare Balous. Il précise cependant les lignes rouges de son action: «Les ennemis des Arabes sont nos ennemis. Les ennemis de la Syrie sont nos ennemis. Israël a dépossédé notre peuple palestinien. Nous n’accepterons pas les armes d’Israël. Mais que Dieu bénisse nos cheikhs, nos hommes, nos femmes et nos enfants en Palestine».
Le double jeu israélien
Si personne ne doute de la sincérité et de la spontanéité du cheikh, ses liens suscitent, en revanche, la crainte d’une éventuelle influence israélienne, d’autant plus que, parmi les soutiens dont jouissent les Cheikhs de la dignité, figurent des personnalités connues pour leur allégeance à Tel-Aviv, dont le cheikh Mouaffaq Tarif. C’est le cas aussi de l’ex-ministre israélien Saleh Tarif. «J’ai parlé, à plusieurs reprises, avec (le cheikh Balous). C’était un homme soucieux de la protection de la montagne et de sa dignité», écrit Tarif sur son compte Facebook, au lendemain des attentats.
Depuis le début de la guerre, Israël joue un double jeu dans le Mont Hermon, en offrant aux druzes sa protection contre les jihadistes qu’il soutient lui-même. Plus récemment, Tel-Aviv a exprimé un intérêt particulier à la création d’un Etat tampon druze, allant de Soueida au Mont Hermon, chargé d’assurer, à long terme, la protection de sa frontière nord. Tel-Aviv cherche ainsi à rééditer le précédent libanais via un Antoine Lahd druze. A cet effet, un nombre des druzes de Galilée vantent «l’alliance de sang» avec Israël et semblent convaincus de la sincérité de l’Etat sioniste, même s’ils subissent la discrimination dans ce pays.
L’ancien rêve du général israélien Ygal Allon refait surface. Durant la guerre des Six Jours, en 1967, il tente de convaincre le Premier ministre, Levi Eshkol, et le ministre de la Défense, Moshé Dayan, d’étendre les opérations militaires et de conquérir la province de Soueida après le Golan. «J’ai rêvé d’une République druze», écrit-il dans ses mémoires, qui s’étendrait dans le Sud de la Syrie, incluant les hauteurs du Golan, et qui aurait fait office d’Etat tampon entre nous, la Syrie et la Jordanie.»
Signe révélateur de l’intérêt qu’accorde Tel-Aviv à Soueida, la demande formulée par le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, au chef d’état-major de l’armée américaine, le général Martin Dempsey, l’enjoignant de soutenir militairement les druzes de Syrie.
Soutien de l’armée
«L’armée syrienne, notamment les forces aériennes, nous apporte un soutien sans faille», a déclaré, à Magazine, Iyad Jaramani, un combattant druze mobilisé dans le front est de Soueida. Ce trentenaire qui a participé à plusieurs combats contre l’EI, jure que «les jihadistes de l’Etat islamique ne nous font pas peur. Nous n’avons aucun endroit où aller à part notre terre. Nous resterons ici et nous continuerons à les repousser aussi longtemps qu’il le faudra». Quant à l’avenir des druzes, il déclare, sans hésiter, que Soueida fera toujours partie de la Syrie. Pourquoi? «Parce que nous voulons tout simplement continuer à passer nos vacances d’été sur les belles plages de Lattaquié!».
Porquoi les druzes ne se soulèveront pas contre le régime
La campagne médiatique faisant état d’une prochaine révolte druze semble largement exagérée au vu des réalités sur le terrain, pour plusieurs raisons:
♦ Un éventuel soulèvement placera les combattants de Balous face aux milices druzes progouvernementales, dont les effectifs sont largement supérieurs. Il s’agirait de druzes contre des druzes, d’un combat entre miliciens de la même famille qui se respectent mutuellement et qui entretiennent, pour la plupart, d’excellentes relations personnelles. Tous rejettent la discorde, malgré les appels et au soulèvement. Cela explique la retenue exercée par toutes les milices après les attentats, notamment après l’intervention des dignitaires, dont le cheikh Rakan el-Atrache, Hammoud Hennaoui, ainsi que les clans Abou Trabeh et Naïm qui a perdu dix membres dans les attentats. La mort de Fadi Ezzeddine et Anouar Wahrani, deux gardes druzes tués devant le Sérail par les Cheikhs de la dignité au cours des manifestations qui ont éclaté dans la soirée des attentats, a servi d’alarme, dissuadant toutes les parties qui ont fait preuve de retenue.
♦ Contrairement aux provinces rebelles de Syrie, le facteur religieux druze est crucial pour le maintien de la paix civile: il ne permet aucune manipulation financière ou théologique des pétromonarchies du Golfe et des Frères musulmans. L’armée bénéficie d’un tissu social qui lui est favorable, ce qui prémunit Soueida face aux tentatives d’infiltration jihadiste.
♦ L’opinion publique druze rejette toute alliance avec Israël, d’autant plus que le contexte régional et international actuel ainsi que l’héritage politico-social des druzes à la Syrie ne favorisent pas ce genre de projets.
♦ Soueida est considérée, sur le plan militaire, la première ligne de défense de la capitale syrienne dans son flanc sud. Par conséquent, sa chute laisserait Damas à découvert et paverait la voie à la réédition du scénario aleppin de juillet 2012 après la chute d’Azaz, d’al-Bab et de Minbij au nord. Pour rien au monde, l’armée n’abandonnera la province comme le prétendent les opposants.
♦ L’ensemble des troupes paramilitaires druzes à Soueida aligne aujourd›hui près de 10 000 combattants. Ces effectifs sont en augmentation constante à l’heure actuelle. La stratégie s’avère concrète. Signe révélateur de ce succès: aucune ville, aucun village, aucune maison druze ne sont tombés aux mains de l’opposition. Soueida et Tartous sont désormais les deux seules provinces syriennes intactes.
Talal el-Atrache
Magazine, Nº 3019 du vendredi 18 septembre 2015
Source :
magazine.com.lb/index.php/fr/component/k2/item/13294-syrie-quel-avenir-pour-les-druzes
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