La contre-insurrection est désormais la doctrine de gouvernance impérialiste mondiale 

La contre-insurrection est désormais la doctrine de gouvernance impérialiste mondiale 

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Entretien avec Mathieu Rigouste, sociologue et essayiste français, auteur notamment de Lennemi intérieur, La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine  (La Découverte,  2009),  La domination policière  (La Fabrique, 2012, Edition augmentée en 2023).

Quelle a été linfluence des théories contre-insurrectionnelles sur la stratégie de contrôle social total mise en oeuvre par les services de sécurité et la police ? Comment analysez-vous le lien entre « colonisation », « guerre contre-insurrectionnelle » et « continuum colonial » qui se manifeste encore aujourdhui dans la représentation du maintien de lordre et les techniques de répression  ?

Il faut aborder ces questions sur le temps long et de manière globale. Nous pouvons identifier un mécanisme qui a semblé fonctionner tout au long de l’histoire pluriséculaire de l’impérialisme occidental. Celui-ci consiste à exporter dans les territoires colonisés des régimes de pouvoir, les expérimenter, les réagencer et les appliquer face aux processus révolutionnaires anti-coloniaux et à toute forme de résistance populaire. Ces nouveaux régimes de pouvoir, généralement bien plus militarisés que ceux utilisés en métropole, s’inscrivent dans un schéma d’ordre racial. Le pouvoir est distribué différemment selon la manière dont les corps sont perçus, s’ils sont sacrifiables ou non.

Les impérialismes britannique, français, hollandais et portugais et par la suite, étatsunien vont employer leurs armées pour écraser les résistances et gouverner les populations colonisées, généralisant des formes de commandement militaro-policières au quotidien. Au cours du 20e siècle, ces technologies ont été systématisées, industrialisées, notamment durant les guerres d’indépendance et les armées occidentales ont commencé à parler de « contre-insurrection ».  Il s’agit de systèmes à la fois biopolitique et nécropolitique qui par un effet boomerang, seront importés dans les métropoles impériales, réorganisés et implémentés dans les organisations de la police, des services de renseignement, des forces gendarmiques. Ces transferts structurent toute l’histoire du capitalisme racial et patriarcal et jouent un rôle fondamental dans la séquence sécuritaire contemporaine. Les formes militarisées de police et les unités commandos développées en Algérie, notamment durant la bataille d’Alger, ont inspiré les BAC dans les quartiers populaires de France. On retrouve le même phénomène aux Etats-unis avec les SWAT inspirés des unités commandos de contre-insurrection, des guerres coloniales américaines mais également israéliennes.

Les cadres et les élites qui, après une carrière dans les territoires coloniaux, ont regagné la métropoles, ont transféré leur savoir-faire, leurs idées, leurs pratiques avec des ré agencements en fonction du statut des populations ciblées selon une grille de lecture dans laquelle la dimension raciale occupe une place centrale.

Il y a l’exemple du préfet Pierre Bolotte qui débute sa carrière durant la guerre d’Indochine, se forme à la contre-insurrection et est envoyé en Algérie où durant la bataille d’Alger, il participe à la création de commandos. Il est ensuite envoyé à la Réunion puis en Guadeloupe où il est chargé de l’application d’un programme de contre-insurrection en mai 1967[1] avant d’être réinstallé en métropole au début des années 70. Il participe alors à la création de la police du nouveau département de Seine Saint-Denis déjà perçu, à l’époque, du point de vue des classes dominantes comme un département de prolétaires et d’immigrés. Il va réagencer, traduire ses savoir-faire contre-insurrectionnels issus de la guerre coloniale au sein de l’organisation de la police qui déploie une forme de ségrégation socio-raciale différente de celle des territoires colonisés mais avec des continuités.

Par ailleurs lorsque l’on s’intéresse aux moyens de contrôle et de répression mobilisés aujourd’hui (des lanceurs de balles de défense, des fusils à balles mutilantes, des drones également), on continue d’observer une continuité entre technologies de guerre et de police qui structure toute l’architecture des conflits contemporains. .

Elles ont été conçues dans les territoires colonisés (exemple des lanceurs de balles de défense expérimentés par Israël en Palestine ou par la Grand Bretagne en Irlande du Nord) puis réindustrialisées dans les centres impérialistes avant d’être réexportées et redéveloppées en Irak et en Afghanistan.

Quel lien établissez vous entre racisme institutionnel et traitement dexception ?

’impérialisme occidental s’est déployé mondialement en parvenant à configurer un système de domination inédit. Ce dernier combine à la fois l’accumulation capitaliste, le réagencement du patriarcat et la fondation d’une nouvelle approche de l’ordre racial mondial.

Les grands centres d’accumulation du profit ont pris forme à travers les traites esclavagistes, l’économie de plantation, la conquête et l’écrasement de l’Amérique du Nord et du Sud ainsi que toute l’histoire coloniale. La race constitue à la fois un imaginaire fondamental pour justifier l’expansion coloniale et un régime de domination et d’exploitation central pour cette économie politique qui devient mondiale. Le système économique et politique dans les centres impérialistes a reproduit des formes de ségrégation socio raciales à l’intérieur du territoire national. Il y a une permanence d’autres régimes de pouvoir qui s’appliquent à des corps considérés comme sacrifiables : les figures de l’immigration de travail et les exilés dans une approche dichotomique du monde entre d’un coté, la suprématie blanche et de l’autre, les « racisés ». Les puissances contemporaines ont besoin de reproduire cette ségrégation socio raciale sur laquelle est organisée tout le système politique et économique.

Nous sommes aujourd’hui dans une séquence du capitalisme que je nomme « sécuritaire » où les grande puissances tentent de régénérer le système d’accumulation à travers les marchés de la surveillance, de la répression, de la guerre policière et de la guerre de haute intensité. Les territoires coloniaux ou endocoloniaux ( autrement dit les quartiers populaires ségrégués de manière socio raciale) sont au coeur du système d’exploitation d’innovation, de mise en vitrine (showcasing) des technologies de surveillance et répression. Cette logique stimule énormément les formes de guerre policière à l’intérieur des métropoles impériales mais également la collaboration entre puissances impérialistes pour échanger des savoir-faire en matière de contrôle socio-racial.

Il y a donc une sorte de répertoire global de contre-insurrection qui est alimenté par les doctrines et les pratiques des différentes puissances impérialistes occidentales. Par exemple, l’armée israélienne a emprunté son savoir-faire contre-insurrectionnel au répertoire britannique qui s’est développé à travers les guerres coloniales en Malaisie, au Kenya, en Irlande du Nord et en Palestine. L’Etat israélien s’est d’ailleurs construit comme un Etat contre-insurrectionnel et de guerre policière, avant-poste de l’impérialisme occidental dans la région.

On retrouve le savoir-faire contre-insurrectionnel également dans le répertoire français qui s’inspire de la répression militaro policière du mouvement ouvrier au XIXe siècle et de toutes les pacifications coloniales. Le Maroc, l’Indochine et l’Algérie ont servi de laboratoire d’essai à la doctrine de la guerre contre-révolutionnaire. Cette dernière sera érigée en modèle à travers le monde à la fois en raison de sa férocité, de sa prétendue technicité et de son approche qui considère la militarisation complète de la société comme une nécessité pour l’immuniser contre toute forme de subversion à la fois raciale et politique. Cette doctrine qui caractérise donc l’histoire de la répression en France a été dès le début partagée avec l’armée israélienne, les Etats-unis, l’armée britannique et vient alimenter dès la fin des années 50 ce grand répertoire global redécouvert pendant les guerres d’Irak et d’Afghanistan sans qu’il n’ait jamais véritablement disparu. Employé en Afrique, tout au long de la guerre froide, il est devenu l’un des principaux répertoires de guerre policière déployés contre les soulèvements populaires, dans la transformation des organisations militaires et policières ainsi qu’un logiciel de gouvernement globalisé[2].

Jeff Halper expliquait dans « The Key to Peace: Dismantling the Matrix Of Control » que depuis 1967, les autorités israéliennes ont mis en place une matrice des contrôles. Il s’agit d’un système intégré en vue de permettre à Israël de contrôler chaque aspect de la vie palestinienne tout en diminuant le profil militaire pour donner à l’occupation une apparence d’administration. Comment analysez-vous le fait qu’en France, Israël soit perçu comme un modèle dans la guerre contre le terrorisme? Quelles sont les implications de cette représentation ?

Israël constitue un modèle parmi d’autres dans la mesure où il y a un usage global de différents répertoires qui sert à justifier la férocité. Mais il est vrai qu’Israël propose un modèle de domination militaro-policier quotidien et intime. En Irak, les Américains ont utilisé le modèle israélien qui est presque le produit de leur collaboration historique tout en faisant semblant de redécouvrir à grand fracas le modèle français. Le modèle israélien consiste à créer une forme d’apartheid militaire et électronique avec des barrières et de surveillance et des murs dits smart, une occupation aérienne par des drones, des déplacements de population et leur internement dans des camps, la sous-traitance à des forces paramilitaires ou des collaborateurs parmi les populations occupées et l’installation d’un système de check point pour contrôler les identités[3].

Israël propose à travers des formations dans le monde entier un protocole de légitimation de l’utilisation systématique de la férocité, de la brutalisation et de l’escalade avec l’idée que l’occupation permanente de la Palestine et la guerre continue lui conférerait une excellence dans ce domaine. Il justifie ainsi par l’argumentaire de la sécurité de l’Etat, l’intervention préventive, avec les moyens les plus nécropolitiques, en ciblant toute une population et en cherchant à briser les velléités de résistance.

L’idée de la « matrice de contrôle » que développe Jeff Halper dans son livre War against the People est donc effectivement bien au coeur du modèle israélien. Il montre d’ailleurs comment ce modèle s’est internationalisé, a été globalisé à travers l’utilisation qu’en ont fait les Etats-unis.  Cette matrice de contrôle n’est pas seulement israélienne. Elle a été nourrie de manière globale et dans la longue durée même si effectivement elle est visible de manière exemplaire en Israël et qu’elle consiste à considérer qu’on peut gouverner quotidiennement une population racialisée à travers des technologies de guerre policière. Elle se traduit également par un contrôle absolu des communications et des formes de vie solidaire qui permettent la survie dans les territoires colonisés, les prisons et les camps. Dans ces espaces intersticiels, se reconstituent effectivement en permanence les résistances populaires et les formes d’auto-organisation pouvant menacer les systèmes de domination. Israël comme toutes les grandes puissances a placé ces régimes de guerre policière au coeur de la gouvernementalité mais ils échouent à pacifier et rétablir l’ordre.

En réalité, ils développent et approfondissent des guerres dans les populations, longues et profitables pour les industries des puissances occupantes. Ils mettent en scène une puissance absolue et un contrôle total pour tenter de dissuader toute forme de résistance et d’auto-organisation.

Entretien paru dans le quotidien al-Akhbar, repris et traduit en français par la rédaction d’al Houkoul le 10 septembre, 2023.

[1]      Elsa Dorlin, Mathieu Rigouste, Jean-Pierre Sainton, Guadeloupe, Mai 1967. Massacrer et laisser mourir, Libertalia, 2023.

[2] Stuart Schrader, Badges Without Borders. How Global Counterinsurgency Transformed American Policing, University of California Press, 2019.

[3] Laleh Khalili, Time in the Shadows. Confinement in Counterinsurgencies, Stanford University Press, 2012.

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