Un an après l’attentat de Sousse, la situation sécuritaire s’est stabilisée sans pour autant que le contexte socio-économique ne connaisse d’amélioration substantielle. D’après les résultats publiés par l’Enquête nationale sur la population et l’emploi du premier trimestre 2016, la crise de l’emploi et la persistance d’un chômage massif (15,4 % en moyenne) restent au centre du problème social en Tunisie ; les chiffres avancés révèlent une tendance à la stagnation, voire à la régression des secteurs productifs : « L’indice général de la production industrielle (base 100 en 2010) a accusé, au cours des onze premiers mois de 2015, un fléchissement à un rythme plus accentué, soit – 1,8 % contre – 1,2 % durant la même période. » Or malgré une situation sociale explosive, depuis plusieurs mois, le pays s’est engagé dans un vaste programme de réforme de libéralisation des marchés, et a élaboré plusieurs projets de loi en faveur de la libéralisation des changes et la promotion de l’investissement extérieur.
C’est dans ce cadre qu’a été adoptée, le 14 avril 2016, la loi sur l’indépendance de la Banque centrale tunisienne faisant de cette institution un instrument de régulation des prix et chargée de l’application d’une politique monétaire plus rigoureuse. L’ensemble de ces réformes est financé par un recours massif à l’emprunt dont le corollaire est la mise en œuvre d’une politique d’austérité budgétaire conformément à la volonté des institutions financières internationales. Depuis 1986, la Tunisie est le bon élève du FMI qui se conforme rigoureusement aux politiques d’ajustement structurel responsables du recul social, de la détérioration assez nette des conditions de vie et de l’extension de la pauvreté. En 2013, soit plus de deux ans après la révolte sociale qui a conduit à la chute du régime de Ben Ali, une étude réalisée par la Banque africaine de développement et l’Institut national de la statistique (INS) sur la pauvreté en Tunisie et l’impact de la subvention alimentaire accordée par l’État a révélé que 1,6 million de Tunisiens vivaient en dessous du seuil de pauvreté, soit 15,5 % de la population totale, et que 500 000 d’entre eux n’auraient même pas accès aux produits alimentaires de base.
Le contexte historique et politique de la Tunisie à l’indépendance a conduit au triomphe de la représentation « interclassiste » qui empêche la centralité de la question sociale comme un enjeu de lutte politique. Cette spécificité tunisienne doit être rapportée à l’analyse des structures sociales. Un développement bloqué, lié à une faible industrialisation et une économie extravertie, conditionne la nature des classes sociales. Dans un article éclairant paru en 2011, « Les classes moyennes tunisiennes, entre mythe et réalité », l’universitaire tunisien Baccar Gherib explique que la prégnance de la vision interclassiste qui refoule les antagonismes sociaux et occulte le conflit de classe « ne peut tenir uniquement à la force d’un discours politique, fût-il fondateur. Elle doit nécessairement beaucoup, d’une part, à l’absence sur la scène politique tunisienne d’un parti de masses faisant sienne l’idéologie de la lutte des classes et, d’autre part, à l’absence de cette même idéologie au sein de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la centrale syndicale (…). L’antimarxisme de la centrale syndicale était largement imputable au fait que ses dirigeants étaient en majorité des fonctionnaires, souvent d’obédience néodestourienne à l’image du leader charismatique, Farhat Hached. D’où l’alliance stratégique entre le néodestour et l’UGTT et le bannissement, chez elle aussi, de toute référence à la lutte des classes ».
En Tunisie, les classes populaires sont politiquement impuissantes en raison de leur fragmentation entre groupe ouvrier, paysans pauvres et semi-prolétaires. L’absence d’un regroupement spatial des catégories populaires a empêché l’émergence d’une solidarité politique concrète. Cette configuration des classes populaires très hétérogènes entrave la formation d’une conscience d’intérêts communs. La question sociale n’a donc pas été historiquement portée par un groupe social homogène et unifié sur le plan idéologique, mais intégrée dans un mouvement plus large, de nature interclassiste, dirigé par la petite et moyenne bourgeoisie. L’enjeu pour un tel mouvement est alors de maintenir la cohésion entre les classes sociales en évacuant les contradictions et en opérant une synthèse idéologique entre un « humanisme » d’inspiration socialiste et la croyance dans les effets bénéfiques de la propriété privée.
Dans ce cadre, la question sociale n’a pas pu être envisagée du point de vue d’une rupture révolutionnaire et d’une transformation radicale du capitalisme ou du statut de la propriété et des moyens de production, mais plutôt celui de réformes qui ne parviennent pas à répondre à la crise systémique. Le discours politique sur la crise sociale s’apparente alors à une posture morale qui ne remet pas en cause fondamentalement les inégalités structurelles et les conditions de leur reproduction. L’accès d’Ennahda au pouvoir a été un parfait exemple des limites d’un discours donnant aux luttes politiques un contenu moral, une morale populiste ancrée dans la redistribution des richesses, et qui occulte la logique conflictuelle inscrite dans la politique économique. Ce mouvement politique « islamiste » a perpétué les politiques économiques et sociales classiques du capitalisme. Dans un édito intitulé « Comment sortir la Tunisie du marasme » paru la semaine dernière dans la revue L’Économiste, Khalifa Chater s’interroge en ces termes : « Les partis de la coalition connaissent une déperdition idéologique. En raison de cette crise de contenu, plusieurs secteurs de la société se retrouvent en manque de représentation, et en premier lieu les électeurs de Nidaa Tounès et d’Ennahda. Qui peut capter cet énorme potentiel d’insatisfaction ? » Or aujourd’hui, la contestation sociale ne trouve pas de traduction dans un mouvement politique unifié et autonome, capable d’imposer une alternative aux orientations économiques et sociales dictées par les institutions financières internationales. En filigrane, la question sociale pose le problème crucial de l’indépendance nationale.
Lina KENNOUCHE et Tayeb EL-MESTARI*
* Politologue de formation, Tayeb el-Mestari est l’auteur, notamment, d’« Analyse sociopolitique des intellectuels francophones algériens, problème d’approche théorique ». Sa réflexion porte sur la problématique des intellectuels et leur relation au pouvoir en Algérie.
ٍSource :
http://www.lorientlejour.com/article/993620/une-question-sociale-orpheline-dun-parti-politique.html