Ahmed Henni, professeur d’économie qui a participé en Algérie (1989-1991) au gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche revient dans cet entretien sur les convergences russo-saoudienne en matière énergétique et les contradictions internes aux pétromonarchies du Golfe. L’auteur notamment des ouvrages Le capitalisme de rente. De la société du travail industriel à la société des rentiers (2012) et Le syndrome islamiste et les mutations du capitalisme (2008) livre une analyse structurelle des modèles de développement et de la réalité du marché pétrolier.
L. K. : Vous considérez que la conception économique de l’islam politique excluant toute approche productive est liée au système rentier. À la lumière de cette lecture, comment expliquez-vous les évolutions dans la relation entre Riyad et Les Frères musulmans ? Les antagonismes entre une organisation de l’islam politique (alliée historique de l’Arabie Saoudite et pièce centrale du dispositif de lutte contre le nationalisme arabe dans les années 60 et 70) et Riyad se sont creusés au point qu’il aient muté en confrontation ouverte.
Ahmed Henni. : Il convient d'abord de distinguer les Frères musulmans comme organisation politique visant à exercer ou partager le pouvoir de leur idéologie qui, en se propageant, s'est ramifiée en plusieurs courants désignés abusivement de Frères musulmans. Je ne considère ici que l'organisation qui se désigne comme telle et ses buts politiques. Les FM participent actuellement au pouvoir sous une forme ou une autre (gouvernement, parlement) dans de nombreux pays (Jordanie, Koweït, Tunisie …). Des partis néo-FM sont au pouvoir en Turquie, au Soudan ou au Maroc ou dans une opposition « constructive » (Algérie). On dit aussi que la monarchie qatarie soutient l'organisation. Il n'y a donc pas d'antagonisme de principe entre l'organisation et les formes de régime (monarchie ou république) qu'elle soutient. Dès lors, pourquoi cet antagonisme avec la monarchie saoudienne ?
Trois axes de réflexion se présentent : géopolitique, civilisationnel et économique. Nous savons qu'à ses débuts, l'organisation fut, dans les années 1940 en Égypte, soutenue et, dit-on, financée, par l'occupant britannique pour contrer les partis nationalistes (le Wafd) et les communistes. L'anti-communisme lui a valu plus tard l'approbation bienveillante des États-Unis. Dès le départ donc, une convergence s’opère avec la monarchie saoudienne, elle-même anti-communiste et inféodée aux Anglo-Saxons. Cette convergence s'est consolidée contre les régimes nationalistes, soutenus par les communistes, qui se sont établis dans certains pays arabes (Égypte nassérienne, Syrie et Irak baâthistes, Sud-Yémen marxiste, etc.). La liquidation de ces régimes nationalistes a commencé en 1967 lorsqu'un acteur nouveau, Israël, s'est imposé par la guerre dans l'échiquier moyen-oriental. S'opposer ou composer avec Israël est devenu depuis un des clivages principaux. En 1979, les Frères musulmans égyptiens, jusque-là soutenant le président Sadate, reçurent très mal son revirement et sa signature d'accords de paix avec Israël. La monarchie saoudienne a emboîté le pas au président Sadate et mène, depuis, une discrète mais intense coopération, sécuritaire notamment, avec le régime israélien. Avec la disparition de l'URSS, l'argument d'un front anti-communiste a disparu. Mieux, les différents régimes nationalistes arabes ont disparu aussi. Bref, l'organisation des Frères musulmans et la monarchie saoudienne n'ont plus de raison géopolitique d'être dans un même camp.
La dynamique d'inféodation de plus en plus poussée de la monarchie saoudienne aux intérêts anglo-saxons et israéliens s'accompagne de problèmes civilisationnels qui heurtent le programme d'islamisation de l'organisation. La lutte contre le terrorisme islamiste a suscité un mouvement idéologique mondial de dévalorisation des « valeurs » dites musulmanes et la tolérance de plus en plus affirmée envers les comportements sociaux occidentalisés, sinon leur encouragement. Ainsi, en Tunisie, malgré leur participation au pouvoir, les apparentés Frères musulmans d'Ennahda apparaissent désarmés face aux pratiques officielles traduisant le déclin du statut éminent de la langue arabe et désarmés face à l'offensive d'affirmation de règles juridiques et de comportements sociaux s'écartant des normes admises par les traditions musulmanes. La monarchie saoudienne elle-même s'y est mise qui révise son attitude sur les interdits imposés jusqu'ici, aux femmes particulièrement. Toutes ces dynamiques suscitent l'opprobre de l'organisation. Or, cette « libéralisation » relative et, à petits pas, des mœurs ne s'accompagne pas d'une franche libéralisation de l'économie, la seule que demandent les Frères.
L'organisation réclame en effet depuis sa naissance davantage de libéralisme économique. Elle s'est toujours opposée aux modes d'exclusion de l'activité pratiqués aussi bien par les Britanniques contre les Égyptiens que ceux pratiqués par les nationalistes étatistes qui avaient érigé des barrières à l'entrée dans toutes les sphères d'activité et même entretenu des idéologies infâmantes à l'endroit du commerce, bref tout ceci loin de la Cité du marché et de la mosquée rêvée par les Frères. L'armée égyptienne, qui leur a repris le pouvoir, pratique encore ce type d'exclusion, sélectionnant les candidats à l'accumulation et n'autorisant que ceux qui lui sont inféodés. Les manœuvres autour de l'accord gazier avec Israël ont pertinemment illustré ce type de pratique fermée. La monarchie saoudienne fait de même et gère un système qu'elle veut fermé à ses adversaires, autre forme d'exclusion. On observe historiquement d'ailleurs que les régimes arabes autoritaires, nationalistes inclus, ont toujours préféré entretenir des relations avec des étrangers qu'avec des nationaux. Cela facilite les commissions et surfacturations en monnaies étrangères et domiciliées à l'étranger. Mieux, les relations avec les nationaux sont condamnées à être connues, alors que celles avec les étrangers peuvent rester cachées aux populations. La monarchie saoudienne semble devoir pour garder ce système de monopolisation des affaires opérer une fuite en avant sur le plan géopolitique (rupture avec le Qatar, achèvement de la liquidation du nationalisme arabe et inféodation à Israël, guerre au Yémen, etc.), et timidement sur le plan des mœurs, bref une dynamique totalement opposée aux buts affirmés de l'organisation (libéralisme économique, conservatisme en matière de mœurs et réislamisation et, enfin, si l'on en croit le Hamas palestinien, pas d'inféodation à Israël).
L.K. : Comment analysez vous les contradictions internes aux pétromonarchies du Golfe qui culminent avec la crise entre Riyad et Doha?
Ahmed Henni. : Ce sont des formes de fuite en avant devant certaines contradictions devenues de plus en plus aiguës. Des chiffres tout d’abord. Après un pic haut en 2012 à 24.888 milliards de dollars, le PIB par tête a, en Arabie, chuté à 24.650 milliards de dollars en 2013 puis encore baissé en 2014 pour se retrouver à 24.400 et puis à 20.400 en 2015. Fin 2015, le pays est devenu emprunteur. Or la note de sa dette souveraine a été simultanément dégradée par les agences de notation, inquiètes sur la situation financière du pays. Ce qui ne lui facilite pas les emprunts extérieurs. En revanche, on estime la fortune personnelle du roi Salman à 18,5 milliards de dollars.
Il existe en deuxième lieu des antagonismes liés à la situation des différentes couches dominées.
La monarchie reste un régime opaque qui publie très peu de statistiques. Les analystes y vont un peu à l’aventure : ainsi les estimations du nombre de Saoudiens vivant en dessous du seuil de pauvreté le situent entre 12 et 25 % de la population. Il faut se contenter souvent d’informations éparses dans la presse privée pour apprendre qu’en 2013, de 2 millions à 4 millions de citoyens saoudiens ont un revenu d’environ 6.000 dollars par an, alors que le revenu moyen avoisine les 20.000 $.
Ces éléments matériels s’accompagnent d’une oppression politique impitoyable dont souffre notamment la minorité chiite, localisée à l’est du pays, là où se trouve l’essentiel des gisements pétroliers. La suspicion envers elle, soupçonnée de visées séparatistes, explique la hantise anti-iranienne. Le 15 octobre 2014, le cheikh al-Nimr, haut dignitaire chiite et opposant virulent à la monarchie, est condamné à mort pour «sédition», «désobéissance au souverain» et «port d'armes». Il s'était auparavant prononcé pour une sécession des régions de Qatif et d'Al-Hassa et avait suggéré leur rattachement au royaume de Bahreïn.
Il existe aussi des désaccords stratégiques au sein même des élites dirigeantes : mésusages de la rente pétrolière, archaïsme de la gestion sociale (situation des femmes, répression de la créativité culturelle et des opinions dissonantes), alliances extérieures avec le camp occidental et Israël. Un exemple : en avril 2014, le prince Bandar Ben Sultan, chef des services de renseignement depuis juillet 2012, a « démissionné » à la suite de désaccords sur la stratégie sécuritaire du royaume.
La répression tous azimuts, touchant aussi bien les femmes, que les écrivains, les journalistes ou les homosexuels, sur fond d’aggravation de la pauvreté et de crise financière, accompagnés de revendications d’égalité des conditions des chiites de la côte Est, mettent la monarchie devant un dilemme : un aggiornamento et une décompression à l’intérieur ou une fuite en avant à l’international sous des prétextes divers, dont le terrorisme, sachant que les médias dominants sont davantage friands de ce dernier type d’affaires que d’éclairages sur les antagonismes qui agitent la société de la péninsule et semblent mettre en péril le règne même de la dynastie des Saoud.
L.K. : Nous avons assisté à un rapprochement entre l'Arabie Saoudite et la Russie sur la question énergétique, les deux pays coopèrent pour stabiliser la production et garantir le prix des hydrocarbures. S’agit-il d’une convergence stratégique, et jusqu’où pourrait-elle aller?
Ahmed Henni. : Les pays producteurs ont dû faire face ces dernières années à la division par deux du prix du brut. Leurs avoirs en moyens extérieurs de paiement en ont été sévèrement affectés, la monarchie saoudienne ne faisant pas exception. Leurs réactions ont souvent consisté à réduire leurs importations et dévaluer leur monnaie nationale. L'une des contradictions qui agite justement l'Arabie est la disparition d'un enrichissement généralisé de la population. Le rêve rentier y a pris un coup sérieux et comme je l'ai dit, outre la pauvreté, l’État lui-même connaît des difficultés financières et n'arrive plus à emprunter autant sur les marchés. Ces problèmes sont communs à des pays pétroliers aussi peuplés que l'Arabie, la Russie, l'Algérie, l'Iran ou le Venezuela. Ils les ont réunis par le passé et conduit à constituer, pour certains, une organisation commune comme l'OPEP sans que cela les rapproche politiquement et stratégiquement. Je ne vois pas de différence entre la situation actuelle et celle qui a prévalu à ce sujet par le passé. Pour le reste, il semble qu'il existe de sérieuses divergences de vues stratégiques entre l’Arabie et la Russie ou l'Arabie et l'Iran, notamment en Syrie. N'oublions pas que la Russie s'estime elle-même menacée sur son flan caucasien par des mouvements islamistes, souvent sunnites et proches de la monarchie.
L.K. : La stratégie pour rallier, à cette baisse de la production, les pays producteurs qui ont besoin d’exporter pour se financer est-elle viable et soutenable sur le long terme?
Ahmed Henni. : La réponse à la baisse des prix n'est pas nécessairement une baisse de la production. La monarchie saoudienne y a, au contraire, toujours préféré l'augmentation des quantités produites pour compenser le manque à gagner. Le prince héritier espère aussi avec son plan 2030 attirer des capitaux et investisseurs étrangers pour rééquilibrer la balance des paiements extérieurs. D'autres pays veulent aussi réagir par une hausse des quantités. Le gouvernement algérien, par exemple, veut autoriser l'exploitation des gaz de schistes.
L.K : Nous percevons de plus en plus la vulnérabilité des économies fondées sur la rente tributaires de la conjoncture internationale et les limites de ce modèle. Existe-t-il un modèle alternatif crédible pour sortir les économies arabes de la dépendance?
Ahmed Henni. : Les modèles de développement économique ne manquent pas. La cause qui fait que les pays pétroliers arabes continuent d'être des économies dépendantes est l'existence de régimes politiques monopolistes, excluants et autoritaires sinon tyranniques qui, malgré leur accaparement des ressources, n’investissent pas dans l’accumulation de capital productif. Ils mettent en même temps des freins à une accumulation privée qu’ils ne contrôleraient pas. Toute initiative individuelle, qu'elle soit économique, artistique ou scientifique est réprimée. Ce sont des régimes à accumulation limitée, sinon mutilée. Il n’y a donc ni accumulation productive publique ni liberté d’accumulation productive privée. Les hommes d’affaires accumulent des fortunes privées mais pas de capitaux productifs dynamisant l’économie. Ces riches ne financent aucune activité de recherche scientifique, ni de création littéraire ou artistique. Les pays arabes sont derniers en termes de création de fondations ou de mécénat. Dans le temps on utilisait le terme de régimes compradore, liés aux seuls intérêts étrangers. Conclusion: Hors les contradictions matérielles liées à une répartition inégalitaire des revenus, les protestations se diversifient et se multiplient et les revendications de droits nouveaux se généralisent aussi bien en matière d'accès aux biens et aux réseaux de communication qu'en matière de mœurs ou de statut de genres ou de langues. Il semble que l'alternative soit plutôt entre un système fermé et des systèmes plus ouverts et non-excluants.
L.K. : Dans ce contexte de conflits régionaux et d’affaiblissement des États n’est-il pas impératif de jeter les bases d’une coopération économique entre pays arabes, une sorte d’organisation régionale à partir de laquelle reconstruire les bases économiques nationales ?
Ahmed Henni. : Il n'y a pas d'affaiblissement des États. C'est leur rôle qui s'est transformé. Ce qui était seulement implicite, la sécurité, est devenu la priorité. Les moyens des États se sont considérablement renforcés mais ils ne se dirigent plus vers l'éducatif, l'économique et le social. D'où les tentations fractionnistes de populations délaissées pour lesquelles la présence de l’État ne se traduit que par un contrôle policier. Pensons à un pays aussi riche que l'Irak où une dictature de plusieurs dizaines d'années disposant de milliards de dollars n'a eu, en fin compte, comme résultat que des villages sans eau courante tandis que les armes qu'elle a achetées ne sont aujourd'hui que carcasses calcinées dans le désert. C’est me semble-t-il la cause principale du fractionnement.
Quant à la coopération que vous évoquez, il semble que les classes dominantes et dirigeantes des pays arabes, particulièrement les acteurs de la vie économique, ne soient pas disposés à accepter des relations supposant un minimum de concurrence avec leurs voisins. Là aussi les systèmes restent fermés et les relations avec l'étranger, arabe ou autre, restent monopolisées par les groupes qui en profitent actuellement. Et, comme je l'ai déjà indiqué, les groupes dominant et dirigeant préfèrent les relations avec les étrangers des pays à devises fortes (dollar, euro, livre) où ils peuvent domicilier leurs avoirs et leurs commissions. Récemment, la publication des Panama papers a abondamment illustré cette implication des dirigeants et hommes d'affaires arabes dans ces réseaux. Les pays arabes ne leur offrent aucun de ces avantages.
Propos recueillis par Lina Kennouche, 4 Nov. 2017