L’agroénergie est-elle vraiment une solution pour le cllimat et la crise énergétique? Pourra-t-elle remplacer l’énergie fossile?
François Houtart répond à ces questions et se livre à une analyse approfondie sur la fonction économique des agrocarburants et les énergies renouvelables dans son dernier livre*, dont voici un chapitre.
L’énergie dans le développement du capitalisme
Les sociétés mercantiles se sont développées sur base d’échanges, fruits du travail et donc d’une activité séparée de la production agricole. Elles n’ont d’ailleurs pu se construire que dans la mesure où l’agriculture permettait de nourrir plus de personnes que les paysans eux-mêmes. D’où l’importance du transport aussi bien des produits agricoles vers les villes que des marchandises artisanales échangées entre agglomérations. Cela n’aurait pu se produire sans l’utilisation de nouvelles sources d’énergie, notamment animales. Il est bon de rappeler d’ailleurs, que les transformations ne se manifestèrent pas seulement dans le domaine énergétique. Elles furent aussi à l’origine d’une nouvelle organisation sociale, du développement du politique, de la naissance d’une éthique et finalement à une nouvelle vision du monde.
Cette dernière, s’émancipant du cycle de la nature, déboucha sur une notion du progrès dans le temps et dans l’espace, qui allait aussi orienter l’utilisation de l’énergie.
Avec le développement du capitalisme, la situation changea de manière profonde. Des échanges de marchandises permirent d’accumuler un capital, qui devint lui-même une source de profit et se transforma progressivement en moteur de l’économie et de la société. C’est en Europe que le phénomène prit naissance dès la fin du XIe siècle, avec le développement des échanges entre l’Est et l’Ouest, par la voie fluviale et avec l’expansion des villes marchandes et le développement d’une bourgeoisie tout d’abord mercantile et plus tard industrielle. L’accumulation du capital servit tout d’abord à financer les Etats, dans leurs entreprises guerrières ou de conquêtes des périphéries et ensuite à la mise en oeuvre d’un processus de production industrielle basé sur la division du travail.
L’énergie joua un rôle plus important encore dans la deuxième phase du développement capitaliste. En effet, dans sa phase mercantile, le capitalisme n’avait pas produit de grandes révolutions énergétiques. Il était centré sur l’extraction de richesses minières ou agricoles, ce qui n’exigeait que des énergies animales ou humaines. C’est ce qui expliqua notamment l’esclavage qui vida les terres d’Afrique pour remplacer les populations de l’Amérique précolombienne en voie d’extinction après les conquêtes. Quant au transport intercontinental, il utilisait la force des vents.
Par contre, le capitalisme industriel se construisit sur des transformations énergétiques considérables. On connaît évidemment le rôle de la machine à vapeur dans tous les domaines de la production. La nouvelle dimension que prenait l’activité économique donnait au capital un rôle central. Le travail morcelé ne pouvait plus dominer l’ensemble de la production des objets et seul le capital pouvait jouer un rôle unificateur, organisateur à la fois du processus de production et de distribution. Il en résulta une véritable explosion de la production de biens et de services, une exploitation toujours plus grande de la nature et une différenciation sociale croissante en classes antagoniques. L’exploitation des ressources naturelles des périphéries s’amplifia considérablement par le biais des entreprises coloniales. Les guerres intra européennes et mondiales furent le résultat de féroces compétitions pour s’assurer de leur contrôle.
Avec le Consensus de Washington des années soixante-dix, une nouvelle période prit naissance sur base d’une crise de l’accumulation du capital. Le néolibéralisme, prônant la libéralisation totale des capitaux, des biens et des services (pas des travailleurs), était sensé dégager l’économie des obstacles établis par les trois grands modèles de l’après-guerre : le keynésianisme, le socialisme et le développement national des pays du Tiers Monde. Dans les trois cas, une limite avait été établie à l’expansion de l’accumulation capitaliste, soit par les pactes sociaux redistribuant la richesse nationale entre capital, travail et Etat, soit par la mise en route d’un système en principe alternatif au capitalisme, le socialisme, soit encore par l’importance de l’Etat comme moteur d’un développement
industriel. Il fallait donc, selon la théorie de von Hayeck et de Milton Friedman, libérer les forces du marché pour ranimer l’accumulation nécessaire au développement des nouvelles technologies, notamment de l’information et de la communication et répondre aussi aux besoins énormes de la concentration du capital productif et financier.
Accompagné d’un cadre institutionnel international, notamment la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, le projet déboucha sur un pouvoir renforcé des centres de décision économiques de la triade (Etats-Unis, Europe, Japon). Il aboutit à la constitution d’une minorité de la population mondiale (environ 20 %) en hyper-consommateurs particulièrement énergivores. Un modèle aussi restrictif était en effet favorable à l’accumulation du capital, car il permettait une circulation beaucoup plus rapide des capitaux et la production d’une valeur ajoutée bien plus considérable que sur des biens de consommation banalisés, accessibles au plus grand nombre. Sans parler de ceux qui entraient dans la catégorie des “foules inutiles” (pour le capital) car ils ne produisent pas de valeur ajoutée et ne disposent pas d’un pouvoir d’achat leur permettant d’accéder au statut de consommateurs.
Où en sommes-nous au début du troisième millénaire ? La consommation des ressources naturelles non renouvelables et notamment d’énergie par une minorité de la population mondiale exigerait, selon certains calculs, l’équivalent d’une capacité de reproduction de trois planètes. Mais nous n’en avons qu’une seule. Il faut donc agir rapidement. Or, le modèle de développement des pays dits émergents, n’est pas différent dans sa logique de celui qu’ont développé les pays industrialisés. Le Brésil, par exemple dont on attendait un autre comportement économique, n’a guère changé son orientation néolibérale de l’économie et n’hésite pas à faire alliance avec les Etats-Unis, pour un front de l’éthanol, qui favorise en fait les grands propriétaires et les entreprises multinationales de l’agrobusiness, sans remettre en question le modèle de consommation. La Chine et le Vietnam optent pour une ouverture au marché capitaliste, ce qui permet un développement spectaculaire, 20 % de leur population accédant rapidement au niveau de consommation de la triade. L’Inde, entrée elle aussi dans le modèle néolibéral à partir des années quatre-vingt-dix, quand elle abandonna le projet de développement national, suit la même logique, mais avec des différences sociales encore plus considérables.
Tous ces modèles récents de développement des périphéries ne manifestent guère de considération pour le caractère non renouvelable de l’énergie. Au contraire, ils se sont placés en concurrents des économies occidentales, dont ils ont perçu les avantages dans le domaine de la production de biens et de services.
Ils renâclent lorsqu’il s’agit de prendre des mesures écologiques conservatrices, arguant, non sans raison, que leur tour est arrivé et que les pays les plus gaspilleurs de l’univers n’ont que de mauvaises raisons à leur imposer des restrictions qu’ils n’ont pu respecter eux-mêmes et qui leur ont permis d’occuper une place dominante dans l’économie mondiale.
Il faut ajouter que l’évolution démographique a considérablement amplifié le phénomène. Alors que l’humanité comptait 1 milliard d’être humains au début du XXe siècle, ce chiffre était passé à plus de 6 milliards à l’aube du XXIe siècle. Il atteindra probablement 9 milliards vers 2030. Même si le taux de natalité tend à diminuer dans l’ensemble des régions, ce sont les progrès accomplis sur le taux de mortalité qui expliquent en grande partie une telle évolution. Certains attribuent l’amélioration de l’hygiène et de la médecine au succès de l’économie capitaliste, ayant réussi à promouvoir l’application des découvertes scientifiques dans le domaine de la santé. En fait, une analyse plus fine contredit une telle conclusion. On s’aperçoit, par exemple, que la recherche et la production des médicaments se font essentiellement en fonction de la logique du profit, c’est-à-dire en s’appliquant aux maladies des populations disposant d’un pouvoir d’achat élevé et dans une faible mesure seulement aux autres secteurs de la population mondiale. Ces derniers sont d’ailleurs les plus vulnérables à des
maladies nouvelles, telles que le sida ou à la résurgence de maladies précédemment éradiquées, telles que la tuberculose ou la malaria.
Les améliorations ont certes été dues aux vaccins contre certaines maladies dont les recherches ont été généralement prises en charge par des gouvernements ou par des organisations non gouvernementales humanitaires. Cependant, le changement culturel des habitudes hygiéniques, adopté par les populations dont l’élan de vie surmonte les situations les plus désastreuses, constitue le facteur majeur de l’amélioration et donc de la diminution du taux de mortalité. On l’ignore souvent.
En fait, l’expansion démographique que nous avons connue, s’est produite dans le cadre de la logique du capitalisme, qui concentre la richesse et accentue les écarts entre riches et pauvres, notamment dans la consommation d’énergie. Un tel modèle a certes augmenté le nombre absolu de consommateurs, puisqu’il
reste presque constant proportionnellement, soit 20 % d’une population en croissance. Il a même permis d’augmenter le pourcentage de ceux qui accèdent au rivage de la consommation et qui réussissent à passer la barre de l’accès aux biens sophistiqués. Mais en même temps, le nombre absolu de ceux qui vivent dans la pauvreté ou même l’extrême pauvreté n’a fait que croître. En Amérique latine, il y avait au début du XXIe siècle 220 millions de pauvres (selon la définition de la Banque mondiale, c’est-à-dire ceux qui gagnent moins de deux dollars par jour), ce qui signifiait une augmentation de 20 millions de personnes en dix ans. En 2007 le directeur de la FAO, Jacques Diouf, annonçait que le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde avait augmenté de 50 millions. En d’autres mots, l’accroissement du nombre de pauvres au sein de l’humanité est bien plus considérable que celui du nombre de riches, et même de ceux qui vivent au-dessus du simple niveau de subsistance. C’est donc une minorité d’êtres humains qui, par leur mode de développement et de consommation contribuent le plus aux effets sociaux et écologiques négatifs de l’utilisation de l’énergie.
Pour comprendre le lien entre ce phénomène et la logique de l’accumulation du capital, on se rappellera le livre de Susan George : Le rapport Lugano. Dans cet ouvrage, l’auteur imagine le scénario suivant: un certain nombre de responsables de grandes entreprises transnationales, inquiets de l’évolution économique du monde, demandent à un groupe d’experts d’étudier la possibilité de sauver le système capitaliste. Ces derniers, après de nombreuses recherches et des calculs savants, arrivent à la conclusion que pour ce faire, il faut éliminer la moitié de la population, c’est-à-dire ces “foules inutiles” qui ne contribuent ni à un accroissement des richesses, ni au profit que l’on peut faire sur les ventes. Ils se défendent bien entendu d’être des génocidaires, mais estiment qu’il suffirait de laisser faire la nature, les maladies endémiques d’une part et le pouvoir d’autodestruction des êtres humains de l’autre, pour arriver au résultat voulu. Susan George explique dans son dernier chapitre qu’il s’agissait là d’une fiction, mais qu’un tel raisonnement existe et qu’il est révélateur d’une logique.
Face à l’évolution démographique mondiale, la Banque mondiale estime qu’il faut transformer les méthodes de l’agriculture, afin de pouvoir nourrir la population du futur. A cet effet, elle a prôné pendant longtemps le remplacement de l’agriculture paysanne par une exploitation productiviste de type capitaliste. C’est le modèle des Etats-Unis et celui qui s’est imposé au cours des deux dernières décennies dans certaines régions d’Amérique latine, notamment pour l’eucalyptus (pour le papier et le charbon de bois) ou le soja (pour l’huile ou comme substitut présumé de l’énergie fossile). Or, comme nous aurons l’occasion de le montrer plus tard, à propos du palmier à huile (palme africaine), il s’agit d’une formule profondément destructrice des sols et de la qualité de l’eau, exigeant par surcroît la destruction de forêts originelles et finalement aussi socialement
désastreuse. En effet, les populations locales excédentaires sont déracinées de leur région et parfois même massacrées (le cas de la Colombie), pour alors se concentrer dans les quartiers insalubres des grandes villes ou accentuer la pression migratoire internationale.
Il est bon de se rappeler une fois de plus que la logique économique du capitalisme,qui préside également à l’extraction et à l’utilisation des sources d’énergie, n’introduit pas dans ses calculs économiques les “externalités”. Un cas va permettre de l’illustrer. En 1996, un rapport de la Banque mondiale prônait au
Sri Lanka l’abandon de la culture du riz, au profit des cultures industrielles d’exportation. Le problème: le coût de production de riz était plus élevé qu’au Vietnam et qu’en Thaïlande. La logique du marché exigeait donc une priorité à l’importation. Pour mettre en oeuvre ce projet, la Banque demandait au gouvernement sri lankais d’abolir les organes gouvernementaux destinés à réguler le marché du riz, de décréter un impôt sur l’eau d’irrigation, de manière à rendre la production de riz non rentable et finalement d’accorder un droit de propriété à tous les petits paysans du pays. Les terres rizicoles étaient encore communes, comme dans l’ancien mode de production asiatique et appartenaient aux collectivités locales. Leur transformation en commodity (marchandise) permettrait aux paysans de vendre leurs terres à bas prix aux entreprises locales et internationales
capables d’assumer un nouveau type de production, destinée principalement à l’exportation, par exemple les cultures destinées à l’agrodiesel ou à l’éthanol, au départ de la canne à sucre. Après certaines hésitations, le gouvernement sri lankais produisit un document intitulé Regaining Sri Lanka, affirmant que l’idée n’était pas mauvaise et que cela permettrait au pays de disposer d’une main-d’oeuvre à bon marché pour attirer le capital extérieur.
Cependant, comme cette politique avait été suivie par le pays depuis une quarantaine d’années, sous forme de zones franches, les efforts des travailleurs avaient réussi à faire quelque peu grimper l’échelle des salaires, organiser une sécurité sociale appréciable et instaurer un régime de pension. Bref, le travail était devenu plus cher à Sri Lanka et déjà certains investisseurs étrangers quittaient le pays pour le Vietnam ou la Chine, où les salaires étaient moins élevés. Conclusion du gouvernement: il faut faire baisser le prix du travail et donc diminuer le salaire réel, démanteler certains aspects de la sécurité sociale et réduire le taux des pensions. C’est le résultat de la logique de départ. En effet, un tel raisonnement économique, ne tient aucun compte de facteurs n’entrant pas dans le calcul du marché, tels que la souveraineté alimentaire (Sri Lanka est une île), le bien-être du million de petits paysans producteurs de riz, le niveau de vie des travailleurs industriels, la qualité de l’alimentation (le type de riz est différent entre les divers pays), le coût énergétique du transport, sans parler de l’histoire, de la culture, du paysage. Pas question donc d’inclure les externalités dans le calcul économique, la logique du marché capitaliste est implacable et elle est la seule à être prise en considération dans l’organisation néolibérale de l’économie mondiale.
Il en est de même dans le domaine de l’énergie où les conditions naturelles et sociales d’exploitation ont commencé à entrer dans les calculs économiques, le jour où la rareté est devenue un phénomène réel, où des Etats pétroliers ont fait monter les enchères et lorsque des travailleurs de différents secteurs énergétiques
se sont organisés pour obtenir des conditions de salaire et de travail plus humaines. L’ignorance des facteurs nationaux et sociaux, comme ce fut le cas de l’exploitation du charbon, du pétrole ou du gaz, risque de se répéter pour l’agroénergie, si l’on ne tire pas à temps la sonnette d’alarme.
* François Houtart, L’Agroénergie, solution pour le climat ou sortie de crise pour le capital?, Edition Couleur livres, 19 euros.
www.cetri.be
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