Entretien avec Françoise Vergès, politologue, titulaire de la chaire Global South(s) à la Fondation Maison des sciences de l’homme auteure notamment du livre Le ventre des femmes : capitalisme, radicalisation, féminisme (Albin Michel, 2017) sur les enjeux idéologiques et politiques de la loi Taubira et le lien entre esclavage et colonisation.
1/La loi Taubira réconcilie la France avec son passé esclavagiste mais sur le fond n'y a t-il pas une tentative de déconnecter esclavagisme et colonisation en estimant que la colonisation n'est pas réductible à ses aspects les plus dévastateurs et a été porteuse de "bienfaits" comme le rappelle le texte législatif polémique de 2005 ?
Je ne sais pas si on peut dire que la Loi Taubira qui reconnaît la traite et l’esclavage comme « crimes contre l’humanité » ait « réconcilié » la France avec son passé esclavagiste. C’était un premier acte de réparation historique mais qui est loin d’avoir été complétement intégré. Encore beaucoup de Français ignorent le rôle de ces deux crimes dans la constitution de leur société, de leurs lois, de leur philosophie, de leurs arts et de leur culture. Ce qui m’amène à votre question. Ces séparations en périodes – esclavagisme puis colonisation – effacent effectivement plusieurs éléments. Le dogme qui a établit le découpage en grandes époques historiques – esclavage, féodalisme, capitalisme – fait croire à une progression inévitable et linéaire vers du « mieux- – le liberté de l’individu – et masque le fait que plusieurs de ces systèmes peuvent coexister. L’idée aussi que l’esclavage serait un système économique « arriéré » a été questionné (Eric Williams dans son classique Capitalisme et Esclavage (2000) ou par exemple les travaux de Marcus Rediker ou Sven Beckert). L’esclavagisme introduit déjà la standardisation des processus de production et la simplification des tâches (voir comment les moulins fonctionnaient), une production à grande échelle (tabac, coton, café, sucre) et de vastes réseaux de distribution. Sven Beckert parle de « capitalisme de guerre » à propos de l’esclavagisme car il est dépendant de la guerre de razzia (capturer à travers les siècles des millions d’Africains), des guerres entre puissances, de l’expansion de l’esclavage, de l’expropriation violente de la terre et du travail.
On peut aussi dire que l’esclavagisme repose sur une colonisation : celle des terres et des peuples qui y vivaient dans les Amériques et les Caraïbes (dans l’Océan indien, les deux grandes colonies esclavagistes l’île Maurice et l’île de La Réunion étaient inhabitées). On devrait parler de colonisation esclavagiste et post-esclavagiste, étudier ce qui perdure de l’esclavagisme, ce qui se reconfigure, et comment les deux colonisations, pour ce qui est de la France comme des autres puissances coloniales européennes, se déploient en tenant compte des conditions locales, des rivalités entre puissances, et des intérêts économiques et militaires. Il y a toujours plusieurs fils à tirer.
Pour la France, n’oublions pas que trente ans se déroulent entre la colonisation de l’Algérie (1830) et 1848 – abolition de l’esclavage et transformation de l’Algérie en départements français. Le pouvoir en France réfléchit à cette transition : quelles nouvelles formes de travail imposer ? Quelles nouvelles formes d’exclusion de la citoyenneté – du Code Noir au Code de l’indigénat? Quelles nouvelles catégorisations raciales ? Quelles nouvelles lois, organisation sociale, culturelle, économique ? Quelles politiques de dépossession ? Le Second empire, qui fait la transition entre la Seconde et la Troisième république, ne remet pas en cause les décisions de la Seconde république. Les affranchis sont devenus des citoyens et les hommes ont obtenu le droit de vote mais ils restent des colonisés (les femmes sont citoyennes mais n’ont pas le droit de vote). Et ils demeurent racialisés (des « Noirs »). L’abolition de l’esclavage n’est suivie d’aucune réelle mesure de réparation : ce sont les propriétaires d’esclaves qui reçoivent une compensation financière pour la perte de leur « propriété privée » (les esclaves). Ces imbrications entre politiques de dépossession (vols des terres en Algérie, Nouvelle-Calédonie, Madagascar, Indochine…), processus de racisation, fabrication des blancs/blanches, anciennes (racisme anti-Noir) et nouvelles idéologies (l’Orientalisme), célébration de la colonisation comme « mission civilisatrice » ont eu pour terreau l’esclavagisme.
N’oublions pas que l’esclavage fut présenté comme « positif » car il arrachait les Africains à la « barbarie » et leur « apprenait » à travailler, donc de là à parler des aspects positifs de colonisation… On en reste encore trop à une condamnation morale de l’esclavage colonial. Or, il faut souligner comment et pourquoi brutalité est inséparable de l’accumulation du capital.
2/ Les propos tenus par l'ex-président français François Hollande et plus récemment par Macron sur la nécessité de tourner la page de la colonisation qui appartiendrait au passé s'inscrivent-ils dans la contre-offensive idéologique qui depuis les années 80 avec la parution du livre de Bruckner "le sanglot de l'homme blanc" tente de réhabiliter le colonialisme en faisant porter le poids des blocages structurels des sociétés anciennement colonisés aux seuls régimes indépendants ?
C’est effectivement une stratégie familière : faire porter aux victimes la responsabilité de leur situation. Dans l’ouvrage paru l’an dernier (Le ventre des femmes ; Capitalisme, racialisation, féminisme) que j’ai écrit sur les milliers d’avortements et de stérilisation forcés à l’île de La Réunion du milieu des années 1960 au début des années 70, j’indique le rôle qu’a joué la notion de « surpopulation » dans les années 1950 dans un contexte de reconfiguration du capitalisme au niveau mondial, de l’hégémonie US, de la Guerre froide et des indépendances. Il s’agissait pour l’Occident de faire porter aux femmes du Tiers monde la responsabilité de la misère et du sous-développement. Ce n’étaient pas les siècles d’esclavage, de colonialisme et d’impérialisme qui étaient responsables mais les femmes ! En faisant trop d’enfants, elles maintenaient la misère, faisaient courir le risque de migrations incontrôlées et même menaçaient l’environnement, tout cela dès les années 1950 ! Les Etats-Unis occupaient le leadership de cette politique et mirent en place des programmes internationaux de stérilisation et de contraception. Il ne s’agissait absolument pas de garantir la liberté des femmes de choisir mais de décider qui avait le droit de donner naissance et qui ne l’avait pas. C’est un exemple parmi d’autres mais qui illustrent cette volonté de rejeter toute responsabilité de l’Occident dans la destruction du monde, de la terre, des peuples, des cultures.
« Tourner la page de l’histoire coloniale », c’est à la fois refuser toute responsabilité et maintenir un sentiment de supériorité : « nous on s’en est sorti, pourquoi vous n’y n’arrivez pas ? C’est de votre faute ! Il vous manque quelque chose ! » Mais c’est aussi à nous, dans le Sud global de mépriser ces paroles, de refuser le modèle de développement occidental et les contraintes des structures internationales mises en place pour maintenir sa suprématie, FMI, Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce, G7… Il faut les laisser causer et faire, agir. Il faut partir de nous-mêmes, de nos forces, de nos connaissances et savoirs. Or, il faut admettre que le modèle occidental (culturel, économique, bancaire,…) reste dominant. L’Occident ne fait plus rêver, au sens où ses réussites technologiques ou scientifiques ne jouent plus le même rôle attractif qu’elles ont eu, mais son modèle économique – le capitalisme prédateur et destructeur, extractif – reste dominant.
3/ L’esclavage est étroitement lié au colonialisme. Mais en occultant cette réalité historique et en dissociant esclavagisme et colonialisme, l'enjeu ne serait-il pas également de dédouaner des Etats comme Israel qui se sont construit en tant que poste avancé de l'occident et qui pratiquent aujourd'hui une colonisation des plus sauvages ?
La colonisation est inséparable d’une conception de la modernité. Malgré une condamnation formelle des crimes coloniaux, les termes « colonie », « colon », « colonisation » continuent à être utilisés de manière positive, évidemment déjà pour Israël.
Propos recueillis par Lina Kennouche
vendredi 29 juin 2018