Hugh Roberts est Professeur de l’Histoire de l’Afrique du Nord et du Moyen Orient à l’Université de Tufts, à Boston, Massachusetts. Il est l’auteur de The Battlefield: Algeria 1988-2002. Studies in a broken polity (Verso 2003; livre de poche 2015); Algérie-Kabylie: études et interventions (Alger, Éditions Barzakh, 2014) et Berber Government: the Kabyle polity in pre-colonial Algeria (London and New York, I.B. Tauris, 2014; livre de poche 2017). Il revient dans cet entretien sur les fondements du pouvoir en Algérie et les enjeux actuels de la crise.
– Votre analyse de la réalité sociale algérienne s’inscrit à contre-courant des représentations dominantes qui posaient comme central le concept de « clans » pour comprendre ses dynamiques internes. L’opacité du système politique algérien a encouragé à une extension de l’usage de ce concept pour tenter d’appréhender la structuration du pouvoir politique et ses interactions. Quelle est votre analyse du système politique algérien et des forces qui le compose ?
Le terme « clans » dans ce contexte est impropre et mystificateur. En réalité il s’agit de luttes d’influence dont les acteurs collectifs sont des factions, comme il y en a dans d’autres états. Le mot ‘clan’ signifie famille élargie, un groupe de parenté fondé sur les liens de sang, alors que les factions au sein du pouvoir algérien qui s’affrontent à des moments donnés sont constitués historiquement selon des logiques politiques et les liens de sang n’y sont pour rien. Cette utilisation abusive de « clan » exprime le dédain des intellectuels et, plus largement, des civils en dehors du pouvoir pour le jeu politique dominé par les militaires et dont ils sont exclus. Mais il traduit en même temps, chez les observateurs étrangers en particulier, cette vieille idée méprisante que les Algériens ne peuvent agir collectivement, en dehors des mouvements d’enthousiasme religieux, que s’ils sont mobilisés par la solidarité des liens de sang, ce qui est faux. Une meilleure connaissance de l’anthropologie politique de l’Algérie nous permettrait de comprendre ce qui se passé dans le pouvoir lors des luttes d’influence.
Le système politique en Algérie, comme partout ailleurs, comporte un secteur formel et un secteur informel. Le propre du cas algérien n’est pas seulement le fait que le secteur informel domine largement le secteur formel – ceci était le cas aussi, à un degré plus haut, du régime de Qadhafi en Libye – mais que le premier soit régie par une tradition algérienne particulière, la tradition de la jema‘a, dont c’est l’armée qui a été le porteur principal. Le FLN historique avait remobilisée cette tradition à partir de 1954 en s’appuyant sur la société montagnarde, mais l’Armée de Libération Nationale (ALN) s’est vite affirmée comme hégémonique au sein du FLN et à partir de 1962 l’Armée Nationale Populaire a hérité des prérogatives politiques de l’ALN et ses chefs ne voient pas bien encore aujourd’hui pourquoi elle doit – ni comment elle peut – s’en dessaisir. Il s’ensuit – c’est une thèse que je défends depuis trente ans – que le cœur du système est ce que les acteurs clés de la vie politique eux-mêmes appèlent la « jema‘a », comme l’a noté la journaliste algérienne Ghania Mouffok dans un article remarquable le 27 février dernier.
Or, comme j’ai expliqué dans mon livre Berber Government *, dans la jema‘a traditionnelle d’un village algérien, le débat à tout moment n’était pas structuré par les rivalités entre clans mais par la concurrence entre les ṣfūf et les ṣfūf (singulier: ṣaff) dans un village ou un ‘arsh algérien d’antan n’étaient pas des groupes de parenté mais des partis certes rudimentaires mais dont la raison d’être était entièrement politique et qui par conséquent transcendaient les liens de sang. Les grands conflits qui éclatent de temps en temps dans le pouvoir algérien obéissent à la logique du jeu des ṣfūf et l’enjeu est toujours un enjeu politique: par exemple, le conflit autour de la stratégie à poursuivre, face à la rébellion armée islamiste des années 90, entre les soi-disants éradicateurs » et les soi-disants «conciliateurs».
– Le contrôle de la rente demeure un enjeu politique central au sein du pouvoir et dans la confrontation en cours aujourd’hui entre pouvoir et les nouvelles forces sociales émergentes, cet enjeu ne surdétermine t-il pas l’avenir de cette confrontation ?
Le pouvoir algérien sait faire de la place à des nouvelles forces sociales émergentes à condition que celles-ci jouent le jeu. Or le défi qu’a lancé le hirāk – le mouvement populaire algérien né le 22 février dernier – au pouvoir et surtout au commandement de l’armée n’est pas celui d’une nouvelle force sociale revendiquant sa part de la rente. En ciblant la grande corruption et les réseaux occultes de connivence qu’ils appèlent al-‘iṣāba – « la bande » – et en réclamant « un État de droit », ils remettent en question « l’État couscoussier » – l’État rentier distributeur – dans son ensemble et le rôle politique informel du haut commandement de l’armée et les prérogatives de la jema‘a cachée en même temps. Le problème qu’il pose est donc d’un tout autre ordre. Ce qu’il faut comprendre aussi c’est que les factions qui se forment à l’occasion au sein du pouvoir algérien font office de partis politiques dans la mesure où ils rendent possible un débat – dont la partie importante se déroule à huis clos, bien entendu – sur les options du régime chaque fois que c’est nécessaire. C’est parce que le conflit entre factions et points de vue au sein de cette jema‘a cachée est le principal moteur politique du système algérien que ce système ne peut point supporter l’existence de vrais partis politiques ou d’une institution formelle et transparente dans laquelle des débats sérieux puissent avoir lieu, c’est à dire un parlement digne du nom possédant de vrais pouvoirs de décision.
– Quel lien voyez-vous entre le mythes fondateur du berberisme et l’émergence d’un courant berberiste en tant que force sociale et politique ?
L’émergence d’un courant berbériste ne date pas d’hier mais d’il y a 70 ans, avec la crise de 1948-9 dans le parti du nationalisme radical, le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, crise qui a eu des retombées dévastatrices en Kabylie pendant la guerre de libération. Ce courant est revenu sur la scène d’abord discrètement, dans les années 70, puis au grand jour à partir du “printemps berbère” en 1980. Le mouvement a allié la revendication identitaire berbère avec des idées politiques que ses militants, pour la grande plupart originaires de la Kabylie, ont empruntées au « mythe kabyle » développé par les administrateurs coloniaux “kabylophiles” du 19e siècle. La thèse fondamentale de ce mythe était que les Kabyles n’étaient pas de vrais musulmans et que leur système admirable de «self-government» villageois était en quelque sorte laïque, ce qui a encouragé les berbéristes kabyles – qui ne sont qu’un courant parmi d’autres de l’opinion kabyle – de considérer que l’État français fournissait le modèle de la modernité politique et que par conséquent la démocratisation de l’Algérie suppose comme préalable l’avènement d’abord de la laïcité de l’État. C’est cette combinaison de dogmes qui a orienté le parti politique issu du mouvement berbériste en 1989, le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD), qui s’est distingué par son opposition aux islamistes et son soutien de la ligne dure des militaires éradicateurs pendant les années 1990.
– Le développement de la revendication identitaire berbère, sa réussite à arracher des concessions politiques au pouvoir et le rôle important qu’elle joue dans la contestation actuelle sont autant de facteurs qui invitent à la réflexion sur sa capacité à s’imposer comme une tendance structurante dans le paysage politique algérien, quelle est votre analyse ?
En tant que mouvement social revendiquant la reconnaissance officielle du fait et de la langue berbères – de l’amazighité et de thamazighth, le berbérisme en Algérie a obtenu gain de cause sur toute la ligne il y a longtemps – reconnaissance de l’amazighite de l’Algérie, dans la révision constitutionnelle de 1996; reconnaissance de thamazighth en tant que langue nationale en 2002 ; reconnaissance de thamazighth en tant que langue officielle en 2016. Si le pouvoir a essayé récemment de réprimer la porte lors des manifestations du drapeau amazigh dans l’espoir d’affaiblir le hirāk (le mouvement populaire) en provoquant une division dans ses rangs entre arabophones et berbérophones, cela n’a pas marché; il semble qu’il y a maintenant un consensus du côté de l’opinion publique sur cette question. En fait, la démarche du pouvoir semble être une tentative de répondre aux rôles joués par le RCD et son rival kabyle traditionnel, le Front des Forces Socialistes (FFS), dans la crise actuelle.
Pour saisir les enjeux actuels, il faut se rappeler que le RCD et FFS sont des partis établis et légalisés à la faveur de la promulgation de la constitution de 1989, constitution qui est actuellement remise en cause, et qu’ils ont un rapport ambigü au hirāk, comme ils avaient des rapports très ambigüs au « Mouvement citoyen » qui a émergé suite au « Printemps noir» en Kabylie en 2001. Le hirāk est le produit d’une tradition nationale d’action directe de la foule, tradition dont une prémisse de base est le désenchantement et le rejet total des soi-disant partis politiques, que ce soit les partis-façades du pouvoir, tels le Parti du FLN et le RND, ou les partis dits à tort d’opposition qui n’expriment en réalité qu’une certaine dissidence vis-à-vis du régime qui les a autorisés et ne s’opposent pas à lui vraiment. La tendance première du hirāk donc c’est de marginaliser les partis politiques et la réaction des partis de la dissidence – dont les partis kabyles – est de se réinventer en surfant sur le hirāk tout en postulant au rôle de son guide politique. Ce sont ces partis qui ont proposé des feuilles de route extra-constitutionnelles, ce qui a poussé le hirāk, dans la mesure où il a suivi ces conseils-là, d’abandonner sa position initiale, très forte, de défenseur de la constitution contre le projet anti-constitutionnel du 5e mandate et prêter ainsi flanc à la critique des chefs militaires devenus, comble de l’ironie, les défenseurs acharnés de la constitution qu’ils s’apprêtaient eux-mêmes à violer le plus nonchalamment du monde en février dernier. Ce faisant, le RCD a échangé son anti-islamisme primaire d’antan pour un anti-militarisme tout aussi primaire, tandis que le FFS, dont la dissidence a toujours été légitimiste plutôt que berbériste, a ressorti sa vieille revendication d’une assemblée constituante sans jamais expliquer comment et par qui une telle assemblée puisse être établie dans les circonstances actuelles, ni en quoi la nouvelle constitution censée sortir de ces assises devrait être supérieure, voire même différente, de la constitution actuelle.
Ce n’est pas sûr que l’action des partis kabyles dérangent vraiment le pouvoir. On peut certainement poser la question: en ciblant la porte du drapeau amazigh, le pouvoir voulait-il affaiblir ces partis en sêment la zizanie entre ‘berbères’ et ‘arabes’, ou cherchait-il plutôt à diriger les projecteurs sur les partis kabyles auteurs des discours politiques maximalistes voire utopiques et, en provoquant ainsi le hirāk à se solidariser avec eux, le pousser à s’impliquer davantage dans une perspective et une démarche irréalistes qui risqueraient de lui couter tot ou tard le soutien de l’opinion publique algérienne. Car c’est bien comme ça que le pouvoir a eu raison du « Mouvement citoyen » en Kabylie en 2001-2003.
propos recueillis par Lina Kennouche
Entretien réalisé le 12 août 2019