La guerre en Ukraine fait bouger les lignes dans le Golfe

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ANALYSE. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, alliés de longue date de Washington, ne s’empressent guère de suivre les pays occidentaux dans leur volonté d’isoler la Russie. Par Lina Kennouche, Université de Lorraine.

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, l’UE et les États-Unis ont pris diverses mesures visant à isoler Moscou sur la scène internationale.

De nombreux pays, à l’exemple de la Chine, ont refusé de prendre part à cette stratégie. À la surprise générale, on retrouve parmi ces récalcitrants deux alliés traditionnels de Washington dans le Golfe persique : l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

Alors que la troisième puissance du Golfe, le Qatar, adopte, sur ce dossier, une position plus proche de Washington – ce qui peut s’expliquer par le renforcement de son partenariat stratégique avec les États-Unis et sa qualification en février dernier par l’administration Biden d’« allié majeur non-OTAN » -, Riyad et Abou Dabi se montrent très réticents à suivre les Américains. La situation illustre leur convergence d’intérêts avec la Russie et leur volonté de diversifier leurs partenariats afin de renforcer leur autonomie stratégique.

Abandon de la posture stratégique traditionnelle

La première divergence entre Washington et Abou Dabi s’est manifestée lors du vote du Conseil de sécurité des Nations unies, le 25 février dernier, sur le projet américain et albanais de résolution relatif à l’Ukraine et condamnant la Russie.

Les Émirats ont résisté, dans un premier temps, à la pression de Washington en s’abstenant lors du vote. S’ils ont fini par se rallier à cette résolution, le 2 mars, ils ont tenu à calibrer leurs déclarations de façon à éviter de condamner nommément la Russie.

Les tensions entre Washington et ses deux alliés du Golfe ont néanmoins fini par s’exacerber lorsque les dirigeants de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, Mohammed ben Salmane et Mohammed ben Zayed al Nahyane, ont tous deux décliné une proposition de s’entretenir avec Joe Biden au sujet d’une augmentation de la production de pétrole pour compenser les hausses de prix mondiales du brut qui profitent à Moscou.

Plus significatif encore, le ministre émirati des Affaires étrangères, Abdullah ben Zayed al Nahyane, a déclaré le 17 mars dernier, lors de son passage à Moscou, que les Émirats souhaitaient coopérer avec la Russie pour améliorer la sécurité énergétique mondiale. Quant à l’Arabie saoudite, elle entend préserver sa relation avec Moscou et Pékin, et aurait d’ores et déjà entamé des pourparlers avec la Chine pour abandonner le dollar américain au profit du yuan dans les transactions pétrolières, ce qui irait dans le sens de la dédollarisation souhaitée par le Kremlin.

Pour le journaliste américain Fareed Zakaria, ce sont là des indicateurs de l’érosion accélérée du leadership des États-Unis. Son constat est implacable :

« La Pax Americana des trois dernières décennies est terminée. Vous pouvez en voir les signes partout. Considérez le fait que les dirigeants des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite – deux pays qui dépendent de Washington pour leur sécurité depuis des décennies – ont refusé de prendre les appels téléphoniques du président américain ! »

Il apparaît aujourd’hui clairement que les deux partenaires traditionnels des États-Unis dans le Golfe n’ont ni intérêt ni désir de durcir leurs positions à l’égard de la Russie. La recherche d’une autonomie stratégique est stimulée à la fois par la politique régionale de l’administration Biden et par la prise en compte de la transformation des rapports de force globaux.

Multiplication des différends

Les désaccords entre Washington et Abou Dabi ont surgi après le départ de Donald Trump. La nouvelle administration a, en effet, dès son entrée en fonctions, gelé un accord de 23 milliards de dollars portant sur l’achat par les Émirats de 50 avions de chasse F-35, de 18 drones Reaper et d’autres munitions de pointe. Les antagonismes se sont cristallisés autour de la coopération économique entre les Émirats et la Chine, les États-Unis conditionnant la livraison du matériel militaire au respect des exigences de sécurité américaines.

Pour Washington, le contrat passé entre Abou Dabi et le géant chinois Huawei pour la fourniture des services de réseau 5G « compromet les communications et le partage de renseignement ». En décembre dernier, les Émirats ont fini par suspendre les pourparlers avec Washington portant sur l’achat de F35 et signer un contrat avec Paris pour l’acquisition de 80 Rafale.

En outre, la relation américano-émiratie pâtit de leur divergence d’approche sur le dossier syrien, Abou Dabi plaidant pour une normalisation des rapports avec le régime Assad et pour la réintégration de celui-ci au sein de la Ligue arabe.

La relation Washington-Riyad est également empreinte d’une méfiance réciproque. En mars 2021, Joe Biden a promis de faire de l’Arabie saoudite un « État paria » – déclaration qui illustre l’épreuve de force engagée autour de l’affaire Khashoggi – tout en affichant sa volonté de négocier et parvenir à un accord avec son rival iranien.

Mais c’est principalement la question des garanties sécuritaires offertes par Washington à ses alliés du Golfe qui est responsable de la dégradation des relations. La protection américaine, pierre angulaire de l’alliance, a été mise à mal. Les attaques répétées des Houthis sur le territoire saoudien et plus récemment contre les Émirats arabes unis et la faible réaction de Washington ont conforté ces États dans la conviction qu’ils ne peuvent plus compter sur leur allié pour garantir leur sécurité.

Enfin, le retrait chaotique d’Afghanistan et la volonté annoncée de Washington de réduire ses engagements militaires au Moyen-Orient ont achevé de convaincre Riyad et Abou Dabi de l’importance de renforcer leur autonomie stratégique dans un contexte de plus en plus volatil. Cette orientation explique la diversification des alliances et le souci de ménager les rapports avec la Russie en dépit de la crise majeure qui oppose aujourd’hui celle-ci aux pays occidentaux.

Le rééquilibrage stratégique : la marque d’une nouvelle ère

L’Arabie saoudite et les Émirats sont conscients qu’ils doivent se préparer à un Moyen-Orient différent, et que leur intérêt réside aujourd’hui dans un rééquilibrage des relations. Afin d’accroître leur autonomie diplomatique comme économique, ils ont refusé de suivre les sanctions prises par les pays de l’OTAN et de l’UE contre la Russie. Les intérêts vitaux qui lient Moscou et Riyad au sein de l’alliance OPEP + et le partenariat stratégique qu’ont développé les Émirats avec la Russie depuis 2018 expliquent la réticence de ces pays à condamner ouvertement l’invasion de l’Ukraine.

L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont, en effet, réitéré leur engagement envers l’alliance pétrolière OPEP+ – instance réunissant les 13 membres de l’OPEP et dix exportateurs de pétrole non membres de l’OPEP, et présidée par Riyad et Moscou – et ce, en dépit des sanctions américaines croissantes qui ont abouti le 8 mars dernier à une interdiction d’importation de pétrole et de gaz naturel russe aux États-Unis.

La rencontre du 17 mars à Moscou entre le ministre émirati des Affaires étrangères et son homologue russe a confirmé la volonté des deux pays de densifier la coopération bilatérale, notamment en matière de sécurité énergétique et alimentaire. Le chef de la diplomatie émiratie aurait à cette occasion déclaré :

« Il est toujours important pour nous de garder le cap et de nous assurer que les relations entre la Russie et les EAU progressent. Il ne fait aucun doute que nous visons le développement systématique de ces relations et la diversification des domaines de la coopération bilatérale afin qu’elle réponde aux intérêts tant de nos citoyens que des institutions étatiques. »

Une déclaration qui rappelle la primauté des considérations économiques dans l’approche de la politique étrangère émiratie et l’importance des objectifs à long terme pour adapter leur posture à un système international en pleine mutation.

La fin du soft power de Washington ?

Jusqu’en 2011 – année à partir de laquelle les orientations stratégiques américaines ont reflété un désengagement relatif des États-Unis du Moyen-Orient et une redéfinition des priorités stratégiques en Asie-Pacifique -, l’hégémonie américaine s’appuyait à la fois sur la contrainte liée à la puissance et sur une capacité d’attraction qui a permis la construction d’alliances et de larges coalitions.

Les réactions de nombreux pays du monde, notamment des Émirats et de l’Arabie saoudite, à la guerre en Ukraine révèlent aujourd’hui l’affaiblissement significatif du soft power des États-Unis, qui ne parviennent plus à mobiliser des alliés traditionnels, lesquels contestent leur rôle d’« hégémon bienveillant ».

Ce changement apparaît comme un indicateur clair de l’évolution vers l’« ordre mondial alternatif » annoncé dans un récent article de The Economist, qui concluait que la République populaire de Chine allait tirer profit de la guerre en Ukraine pour précipiter le déclin irrémédiable de l’Amérique…

Par Lina Kennouche, Docteur en géopolitique, Université de Lorraine.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

La Tribune, 05 Avr 2022, 8:32