Une des questions pour laquelle le déplacement idéologique des frontières est le plus patent est celle des droits nationaux du peuple palestinien. Au niveau international, cela conduit à construire l’Etat d’Israël comme rempart contre l’intégrisme qu’il faudrait défendre à tout prix en dépit de ses violations du droit international et de sa politique génocidaire à Gaza.
À droite comme à gauche (les frontières ayant été idéologiquement changées) se développent des analyses en termes de « seule démocratie du Proche Orient », du « droit à se défendre de l’Etat d’Israël ».
Le reflet national de cette logique d’invention d’une menace mondiale justifiant la légitimation de ce qui aurait été (en d’autres temps et avec d’autres frontières idéologiques) spontanément dénoncé comme « crime contre l’humanité » est la diabolisation et la criminalisation du soutien au peuple palestinien. La confusion volontaire entre antisémitisme et antisionisme est le mode opératoire du processus d’invalidation et de délégitimation du soutien au peuple palestinien et à ses revendications. Après une période dans laquelle était dénoncé le danger de passer de l’antisionisme à l’antisémitisme, nous en sommes aujourd’hui à l’affirmation que l’antisionisme est inévitablement antisémite. Tout soutien au peuple palestinien est désormais suspecté d’antisémitisme et plus particulièrement lorsqu’il provient des jeunes issus de l’immigration postcoloniale globalisés dans leur ensemble comme « Musulmans ».
La participation massive des jeunes Français issus de l’immigration maghrébine aux initiatives de soutien à la résistance palestinienne fait couler beaucoup d’encre depuis plusieurs années. Emissions, articles et déclarations se sont multipliés pour analyser cette présence si massive que personne ne peut plus l’ignorer. Dans leur immense majorité, les discours politiques et médiatiques dominants sont caractérisés par des approches culturalistes de la question. Le soutien de ces jeunes à la lutte du peuple palestinien serait non politique et/ou apolitique et s’expliquerait par des causes « religieuses » et/ou « culturelles ». Pour certains l’explication est à rechercher dans le développement d’un « communautarisme », pour d’autres dans un inquiétant « repli religieux », ou encore dans une instrumentalisation « intégriste ». Ces explications, parfois à prétention savante, évacuent aisément les facteurs historiques, la contextualisation des faits et les facteurs matériels pouvant produire une sensibilité particulière à l’endroit de la question palestinienne. Il n’y a pourtant pas besoin de mobiliser une grille culturelle et/ou religieuse et/ou identitaire de lecture pour comprendre le soutien des jeunes issus de l’immigration maghrébine au peuple palestinien et à son combat.
Au moins trois processus qui n’ont rien à voir avec l’islam ou la culture agissent pour produire une sensibilité particulière de cette partie de la population française à l’endroit de la question palestinienne. La première est d’ordre historique et renvoie à toute l’épaisseur de l’histoire coloniale et de la lutte pour la décolonisation de l’Algérie. L’immigration maghrébine et plus particulièrement algérienne (dont les enfants et petits-enfants aujourd’hui français défilent en soutien au peuple palestinien) a été marquée par le combat pour l’indépendance et a joué un rôle actif dans celui-ci. Comment s’étonner dès lors que dans la culture et la socialisation familiale la sensibilité à l’oppression coloniale soit présente. Le simple récit du vécu des parents (même si celui-ci se déroule de manière parcellaire) suffit à produire des postures de révolte contre l’injustice coloniale. Les images de palestiniens bafoués, humiliés, opprimés mais aussi dignes et résistants font échos à d’autres images présentes dans l’histoire familiale.
Le second processus se situe dans le vécu discriminatoire de ces jeunes issus de l’immigration postcoloniale. La colonisation est la discrimination absolue et les effets de comparaison sont inévitables. Cela ne veut pas dire qu’il y a confusion. Les différences de situations et de contextes sont connues. Simplement les argumentaires de justifications sont trop proches pour que cela ne suscite pas d’identifications légitimes. Ici ces jeunes sont accusés de « victimiser »2 lorsqu’ils dénoncent les discriminations racistes. Là-bas les Palestiniens sont accusés de « victimiser » lorsqu’ils dénoncent la discrimination raciste absolue : la colonisation.
Le dernier processus est la stigmatisation de l’islam qui, ici comme là-bas, sert de justification au changement de frontière. Ici la frontière est déplacée de la sphère économique et sociale (les inégalités sociales et les discriminations racistes) vers la sphère religieuse. Là-bas, de la sphère politique (les droits nationaux et inaliénables d’un peuple) à la sphère religieuse. Dans les deux cas la stigmatisation de l’islam sert au même processus de négation du droit.
Il n’y a aucune surprise sur le fait que l’histoire spécifique de cette partie de la population française soit créatrice d’un terreau de conscientisation et de sensibilisation à la question palestinienne. A l’inverse, la stigmatisation de ce soutien à la cause palestinienne comme ne relevant pas de la sphère politique mais comme issue de l’appartenance religieuse, fait partie de l’ethnicisation de la question sociale dont les jeunes issus de l’immigration postcoloniale sont victimes. La révolte des quartiers populaires de novembre 2005 a ainsi été elle aussi expliquée médiatiquement et politiquement comme relevant de « l’éducation », de la « culture », du « repli religieux et communautaire », de « l’intégrisme ».
Extrait de l’ouvrage Nique la France par Said Bouamama et ZEP
Said Bouamama
Mardi, 22 Juin 2010
Source : http://www.michelcollon.info/index.php?view=article&catid=6&id=2818&option=com_content&Itemid=11
COMMENTS