Le rapport mensuel de la coalition contre le groupe Etat islamique en Irak et Syrie publié vendredi 29 septembre estime que 735 civils ont été tués au cours de ses frappes aériennes en Irak et en Syrie depuis le début de la campagne militaire en 2014.
Mais plusieurs ONG et groupes indépendants remettent régulièrement en cause ces chiffres, accusant la coalition sous commandement américain de sous-évaluer le nombre de victimes. Selon le collectif de journalistes AirWars, le bilan réel des victimes civiles depuis 2014 s’élèverait au moins à 5486, soit un chiffre près de 8 fois supérieur au bilan officiel.
Dans cet entretien pour El Watan, Ali Nassar, journaliste libanais et co-fondateur du «Réseau de protection des victimes des guerres», pointe les responsabilités de la coalition dans plusieurs raids meurtriers et explique la démarche du collectif pour faire valoir le droit des victimes.
– Vous affirmez que la coalition sous commandement américain a bombardé intentionnellement des habitations et des infrastructures civiles dans des quartiers théoriquement sous contrôle de groupes takfiristes ; sur quoi se fondent ces allégations ?
En rassemblant des données publiquement disponibles, mais également en nous appuyant sur des sources produites par l’opposition et des témoignages oculaires, nous avons publié notre premier compte rendu d’enquête au cours de ce mois de septembre. Le jeudi 16 mars, la coalition sous commandement américain, au prétexte de frappes visant des positions d’Al Qaîda à Al Jineh dans la province d’Alep au nord de la Syrie, a visé la mosquée du village.
Cette frappe a coûté la vie à 49 civils et blessé des dizaines d’autres. Le 23 mars, la chaîne qatarie Al Jazeera — dont l’objectivité dans le traitement médiatique de la crise syrienne a très tôt été remise en cause — a elle-même rapporté, sur la base de sources locales, que les frappes de la coalition ciblant un souk populaire et une boulangerie à Tabaqa dans la province de Raqqa ont fait 140 victimes civiles.
Deux jours avant, le 21 mars, au sud d’Al Mansoura, ville tenue par Daech, une frappe de la coalition internationale a coûté la vie à 33 civils dans une école servant de centre pour les déplacés, cette information a été rapportée par l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) le lendemain. Ce premier rapport s’arrête en avril, mais nous avons mené près de 200 enquêtes et nous disposons de nouvelles données pour la période qui va jusque septembre.
– Pouvez-vous nous livrer un aperçu des cas dans lesquels la coalition aurait commis des frappes que vous jugez «intentionnelles» en septembre ?
Oui, nous avons par exemple enquêté sur le bombardement du 9 septembre visant une école dans le village d’Al Rawda dans la province de Raqqa, au cours duquel 25 civils ont péri. Le 13 septembre, les raids de la coalition ont visé des immeubles résidentiels et des infrastructures civiles à Raqqa et au nord-ouest de Deir Ezzor, faisant 22 morts.
Tandis que les frappes aériennes sur le quartier bédouin de Raqqa ont fait 11 victimes civiles, majoritairement des femmes et des enfants, celles lancées au nord d’Al Shihabat à Deir Ezzor ont également tué 11 membres d’une même famille. Lorsque l’on s’intéresse aux statistiques fournies par un grand nombre d’ONG, et que l’on recoupe différentes sources pour les besoins de l’enquête, la thèse du «respect des règles d’engagements» vole en éclats.
Dans son dernier rapport publié le 25 septembre, l’ONG de défense des droits de l’homme, Human Rights Watch (HRW), a révélé que les raids aériens menés en mars par la coalition internationale près de Raqqa ont tué au moins 84 civils, dont 30 enfants. Pour nous, il ne s’agit pas uniquement «d’imprécision des frappes» mais d’une série de bombardements intentionnels.
– Qui compose aujourd’hui le Réseau pour la protection des victimes de la guerre ? Quels sont précisément les objectifs de ce réseau ?
Nous sommes avant tout des citoyens libanais, syriens, égyptiens, palestiniens, venus de divers horizons professionnels, chercheurs, journalistes, juristes, soucieux de rétablir la vérité sur la nature de la guerre que mènent les Etats-Unis en Syrie. Le réseau a été créé relativement tard, en février dernier.
Cette initiative s’est imposée comme une évidence face au constat d’une indifférence généralisée quant au sort des victimes des frappes de la coalition, et ce en dépit d’allégations crédibles de violation de la Convention de Genève régissant le droit humanitaire et la mise à disposition d’informations fiables par des organismes indépendants sur le nombre croissant de victimes.
– Quels sont les objectifs recherchés derrière toutes ces violations ?
Au nom de la lutte contre le terrorisme, présentée comme la dimension principale du conflit en Syrie, les Etats-Unis mènent impunément des attaques intentionnelles pour servir leurs objectifs militaires, dans certaines régions tombées sous le contrôle de leurs groupes armés, on pourrait parler de «stratégie d’occupation rampante» qui suppose une prise de possession des lieux.
Naturellement les accusations simplistes ne sauraient faire office d’analyse et les enjeux sont complexes, mais lorsque l’on observe la fréquence et la régularité avec laquelle des infrastructures civiles (hôpitaux, écoles, voies de communication) sont visées et le lourd bilan des victimes civiles depuis 2014, on ne peut accréditer la thèse des raids accidentels.
Un communiqué de l’armée américaine du 15 septembre 2017 reconnaît l’utilisation de milliers de munitions à l’uranium appauvri aux conséquences sanitaires et écologiques redoutables. De manière beaucoup plus visible, il y a eu le précédent de l’Irak où les Etats-Unis, après la chute de Baghdad, ont mené une guerre contre les civils pour briser psychologiquement les populations.
Aujourd’hui, les Américains continuent de procéder à des bombardements à grande échelle au Yémen et en Irak. Dans ce contexte, notre premier objectif est d’alerter l’opinion publique en rassemblant un maximum de données fiables, mener des enquêtes pour en vérifier l’exactitude et communiquer nos chiffres pour informer de cette situation. Mais notre but ne se résume pas à énumérer et dénoncer les cas de violation.
A ce stade, nous prenons contact avec des centres d’études, des avocats et des défenseurs des droits de l’homme pour tenter de coopérer avec eux sur ce dossier. Il s’agit d’entamer une réflexion collective pour déterminer la nature des crimes commis par les Etats-Unis, les qualifier juridiquement et engager la responsabilité des Etats-Unis devant les tribunaux internationaux. C’est là la principale finalité du réseau, nous estimons que la protection des civils est centrale pour l’indépendance de la Syrie et la reconstruction du tissu social.
– Avez-vous obtenu des avancées concrètes sur ce dossier ?
Le processus est en cours. Nous avions déjà tenté d’interpeler le Comité des droits de l’homme de l’ONU, mais nos appels sont restés lettre morte, nous n’avons pas encore suffisamment de visibilité médiatique pour rendre audible notre cause. Nous travaillons donc à renforcer nos partenariats avec les ONG, les centres d’observation, et nous prenons contact avec la presse pour faire connaître l’ampleur du problème afin de défendre au mieux le droit de ces victimes.
Lina Kennouche
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Ali Nassar. Cofondateur du Réseau pour la protection des victimes de la guerre (RPVG)