Elle s’appelle Zahra Bodkor, elle a vingt ans, elle est étudiante à l’Université de Marrakech.
Pour avoir participé à une marche de protestation, elle a été battue par la police, emprisonnée avec des centaines de ses camarades dans le sinistre commissariat de la Place Jamaâ El Fna (visitée quotidiennement par des millier de touristes) et sauvagement torturée. Les policiers l’ont obligée à rester nue pendant des jours, devant ses camarades alors qu’elle avait ses menstruations.
Pour protester contre ce traitement, Zahra a entamé une grève de la faim et s’est retrouvée dans le coma. Sa vie ne tient plus qu’à un fil.
Est-ce que quelqu’un en Europe, a entendu parler de cette jeune étudiante? Est-ce que nos médias ont cité le cas tragique de Zahra? Pas un mot.
Pas un mot non plus sur cet autre étudiant, Abdelkebir El Bahi, qui a été jeté du troisième étage par la police et est condamné à vivre dans un fauteuil roulant le reste de ses jours, parce qu’en tombant, il s’est brisé la colonne vertébrale.
Aucune information non plus sur ces 17 autres étudiants de Marrakech, compagnons de Zahra qui, afin de protester contre leurs conditions de détention dans la prison de Bulmharez, ont aussi entamé une grève de la faim depuis le 11 juin 2008. Certains ne peuvent plus se lever, plusieurs crachent du sang, d’autres sont en train de perdre la vie, ils sont dans le coma et doivent être hospitalisés.
Tout cela se passe dans l’indifférence et le silence général. Seules les familles ont manifesté leur solidarité. Ce qui a été considéré comme un geste de rébellion. Et eux aussi ont été odieusement roués de coups.
Tout ceci ne se passe pas dans un pays lointain comme le Tibet, la Colombie ou l’Ossétie du Sud. Mais à seulement quatorze kilomètres de l’Europe. C’est un pays que des millions de touristes européens viennent visiter chaque année et dont le régime bénéficie dans nos médias et de la part de nos propres dirigeants politiques, d’une extraordinaire tolérance et mansuétude
Cependant, depuis un an, les protestations du peuple marocain se multiplient : révoltes urbaines contre la cherté de la vie et insurrections paysannes contre les abus Les émeutes les plus sanglantes se sont déroulées le 7 juin à Sidi Ifni lors d’une manifestation silencieuse contre le chômage, qui a été réprimée avec une telle brutalité qu’une véritable insurrection s’est produite avec des barricades dans les rues, des incendies de bâtiments et des tentatives de lynchages de représentants de l’autorité publique.
La réplique des autorités a été une repression d’une violence démesurée. En plus des dizaines de blessés et des arrestations (dont celle de Brahim Bara, du comité local d’Attac), Malika Jabbar, de l’organisation marocaine des droits de l’homme a dénoncé « les viols de femmes » (2) et la chaîne satellitaire arabe Al Jazeera, a parlé de « un à cinq morts ».
Les autorités ont nié. Elles ont proposé une « version officielle » des faits et toutes les informations qui ne correspondaient pas à cette version ont été sanctionnées. Une commission parlementaire a enquêté sur les événements mais ses conclusions ne serviront, comme d’habitude, qu’à étouffer l’affaire.
Les espoirs nés il y a neuf ans avec la montée sur le trône du jeune roi Mohamed VI se sont dissipés. Si des touches de guéparidsme [allusion à la phrase « Il faut que tout change pour que tout reste comme avant », prononcée par Tancredi Falconeri, un des personnages du roman Le Guépard, de Giuseppe Tommasi di Lampedusa, NdR] ont modifié l’aspect de la façade, l’édifice en lui-même avec ses sinistres et ses passages secrets, est resté le même. Les timides avancées en matière de libertés n’ont pas transformé la structure du pouvoir politique : le Maroc continue d’être le royaume de l’arbitraire, une monarchie absolue dans laquelle le souverain est le chef véritable du pouvoir exécutif. Et où le résultat des élections est, en dernier ressort, déterminé par la couronne qui, en outre, désigne les principaux ministres, baptisés « ministres de souveraineté ».
Rien n’a changé non plus en ce qui concerne la structure de la propriété. Le Maroc continue d’être un pays féodal où une dizaine de familles, presque toute proches du trône, contrôlent (grâce à l’héritage, le népotisme, la corruption, la cleptocratie et la répression) les principales richesses.
Actuellement l’économie se porte bien, avec une croissance prévue du PIB de 6,8 % en 2008 (3), due en particulier aux millions d’émigrants et aux transferts des devises qui constituent les principaux revenus, ajoutés au tourisme et aux exportations de phosphates. Mais les pauvres sont de plus en plus pauvres. Les inégalités n’ont jamais été aussi grandes, le climat de frustration aussi palpable. Et l’explosion de nouvelles révoltes sociales n’a jamais été aussi imminente.
Parce qu’il existe une formidable vitalité de la société civile, un associationnisme très actif et audacieux qui ne craint pas de défendre les droits et les libertés. La plupart de ces associations sont laïques, d’autres sont islamistes. Un islamisme qui se nourrit de la grande frustration sociale et qui est, de fait, la première force au niveau politique. Le mouvement Al Adel oual Ihsane (non reconnu mais toléré) dirigé par le cheikh Yassine et qui n’a pas participé aux élections, avec le Parti de la Justice et du Développement (PJD), qui a récolté le plus de voix aux dernières élections de septembre 2007, dominent largement la carte politique. Mais il ne leur est pas permis de gouverner.
Ce qui a poussé des groupes minoritaires à choisir la voie de la violence et du terrorisme. Les autorités les combattent avec une main de fer, avec le soutien intéressé de l’Union Européenne et des USA (4). C’est cette alliance objective qui les conduit à fermer les yeux devant les violations des droits de l’homme qui continuent à être commises au Maroc.
C’est comme si les chancelleries occidentales disaient à Rabat : en échange de votre lutte contre l’islamisme, nous vous pardonnons tout, même votre lutte contre la démocratie.
Ignacio Ramonet
Septembre 2008
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Notes
(1) Le Journal hebdomadaire, Casablanca, 26 juillet 2008
(2) Idem, 12 juillet 2008
(3) Le Monde, Paris, 10 août 2008
(4) Washington est en train de constuire une immense base militaire dans la région de Tan-Tan, au nord du Sahara Occidental, pour installer le siège d’Africom, le commandement Afrique de ses armées, avec pour mission de contrôler le continent militairement.
Traduit en espagnole par Isabelle Rousselot, révisé par Fausto Giudice, Tlaxcala
Source : http://www.monde-diplomatique.es/isum/Main?ISUM_Portal=1
Article original publié en septembre 2008, numéro 155
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