Dans La Signature humaine, Tzvetan Todorov se raconte à travers de grandes figures des arts et de la pensée. Avec une intuition : l’humain ne construit du sens qu’à partir de sa propre histoire.
Une longue silhouette, un regard gai, un phrasé lent et musical : Tzvetan Todorov, c’est d’abord une présence. Attentif et chaleureux, il déroule sa vie dans l’appartement mansardé où il nous reçoit. La jeunesse en Bulgarie, la dictature communiste, l’exil en France, les premiers travaux sur les formes narratives dans la littérature, aux côtés de Roland Barthes. A l’époque, il veut édifier rien moins qu’une théorie scientifique de la littérature, dans le double sillage des formalistes russes et de la linguistique structurale, façon Mikhaïl Bakhtine et Roman Jakobson. Son Introduction à la littérature fantastique (1970), sa Poétique de la prose (1971), ses Théories du symbole (1977) deviennent des classiques des études littéraires dès leur publication.
« Puis les choses ont changé », explique-t-il simplement. Après avoir passé vingt ans à étudier méticuleusement les formes sémiotiques, il s’est enfiévré pour le fond. Tour à tour historien de la conquête espagnole, commentateur de Montaigne, exégète des peintres flamands, moraliste, penseur de la diversité culturelle, il a lâché la théorie structurale pour glisser vers des sujets politiques et moraux. « Le débat sur les idées, interdit dans la Bulgarie de ma jeunesse, est sorti de la zone rouge », glisse-t-il.
Son nouveau livre, La Signature humaine. Essais 1983-2008 (Seuil, 2009) lui ressemble : éclectique, personnel et pénétrant. Il plonge le lecteur au cœur des existences de personnages exemplaires : Germaine Tillion, Raymond Aron, Edward Saïd, R. Jakobson, M. Bakhtine mais aussi La Rochefoucauld, Mozart, Stendhal, Goethe. A travers ces rencontres, Todorov dessine en filigrane son autoportrait – un « portrait chinois », composé de ses goûts pour les autres. « On ne pense que par reflet », affirme-t-il. On pourrait lire ce livre comme une galerie de portraits d’hommes et de femmes de bonne compagnie, un panthéon personnel destiné aux amateurs éclairés. L’essentiel est ailleurs. Todorov y déploie une thèse forte : le chercheur en sciences humaines, comme l’écrivain, n’analyse les faits qu’à partir de son vécu personnel. A la différence du chercheur en sciences naturelles, il doit abolir le mur entre sa vie et son œuvre. Il ne s’agit en aucun cas de céder aux mirages de l’introspection et de partir en quête d’un « moi » authentique. Il faut seulement considérer lucidement les rencontres qui nous façonnent : « Nous sommes entièrement faits des autres, de ce qu’ils nous ont donné, de leurs impressions, de leurs réactions. Le moi profond n’existe pas. »
Plus vraiment sémiologue, « pas tout à fait philosophe », Todorov se distingue depuis toujours par ses talents d’interprétation : il met toute son intelligence au service des œuvres des autres. Sa pensée émeut car elle est travaillée par le doute. Ses virevoltes théoriques, de la sémiotique à l’humanisme, ses digressions sur le mal, ses improvisations sur l’art ou sur l’amour, ses enthousiasmes et ses combats : tout cela lui confère une voix singulière dans le paysage intellectuel européen. Chez lui, l’humilité, réelle, se conjugue avec une ambition démesurée : il veut saisir l’essence de l’humanité, car il est convaincu que la sagesse humaine dépend de cette connaissance. A 70 ans, il pourrait s’arrêter et cultiver son jardin. Mais non. Il s’engage toujours dans de nouveaux projets, des conférences, des recherches, des livres. « Il me semble que l’on peut aller encore plus loin dans la compréhension des êtres humains. Tout cela n’est pas encore tout à fait clair. » Jusqu’au bout, il est décidé à scruter les attitudes, les failles, les reliefs des humains que nous sommes. Rencontre.
Quel est le sens du titre de votre nouveau livre, La Signature humaine ?
J’avais déjà pensé à cette formule, « la signature humaine », quand je l’ai rencontrée dans un livre de G. Tillion. L’expression m’avait frappé parce qu’elle résumait, en quelque sorte, ma propre trajectoire. J’y trouve mon point de départ, le signe, et mon point d’arrivée, l’être humain ! Quand j’ai commencé mes recherches, dans les années 1960, l’étude des signes, dans toute leur variété, en constituait le cadre général. Je voulais explorer leurs facettes à travers une théorie du langage, de la littérature, des arts. Puis je suis allé chercher ce qui se cachait derrière les signes. Je me suis senti attiré par la compréhension des comportements humains eux-mêmes, et non plus seulement par celle des formes de leur expression. En même temps, je me suis reconnu dans une tradition philosophique, l’humanisme (encadré p. 29). Je m’interroge constamment sur la nature des choix humains : politiques, moraux, sociaux. Je ne dispose pas pour autant d’une définition absolue de l’humain ; j’étudie plutôt les grandes attitudes que prennent les hommes face aux défis auxquels ils sont confrontés au cours de leur existence.
Dans ce livre, vous brossez une série de portraits : G. Tillion, R. Aron, E. Saïd, R. Jakobson, M. Bakhtine, etc. La vie des auteurs peut-elle éclairer leur œuvre ?
Quand j’étais étudiant, il existait une forme de dogme : nous devions connaître « l’homme » et « l’œuvre ». Nos professeurs postulaient une relation de causalité entre la destinée individuelle d’un auteur et le contenu de ses livres. Ma génération s’est opposée à ce dogme. Dans les années 1960, nous estimions que la vie d’un auteur, quelle qu’elle fût, offrait peu d’aide à la lecture ; nous étions tous, comme Marcel Proust, « contre Sainte-Beuve »… Dans l’optique structuraliste, l’intérêt se portait sur les lois qui régissaient les récits, les sens métaphoriques du poème ; la référence biographique nous paraissait sans intérêt. Aujourd’hui, je ne pense toujours pas que la vie explique l’œuvre ; mais plutôt que « la vie » est, à son tour, une œuvre. Notre vie n’est même rien d’autre qu’une série d’œuvres, certaines verbales, d’autres de comportement, et leur interaction est hautement significative.
De quelle manière ?
G. Tillion en donne un exemple frappant. Elle fait des études d’ethnologie dans les années 1930, puis va sur le terrain, en Algérie. Après la débâcle, elle s’engage dans la Résistance, est arrêtée, emprisonnée, puis déportée dans un camp de concentration. A son retour, on lui demande un rapport sur l’ethnie qu’elle avait étudiée, les Chaouïas. Elle découvre alors qu’elle ne peut plus répéter ses thèses d’avant-guerre. Pourtant, elle n’a reçu aucune information nouvelle sur cette ethnie ! La seule chose qui a changé, c’est elle-même. Sa vie à Ravensbrück lui a appris à interpréter différemment les conduites humaines : les effets de la faim, la place de l’honneur, le sens de la solidarité. Son identité intervient donc dans son travail scientifique. Il en va de même dans les autres sciences humaines. Ce qui fait un grand historien, un grand sociologue ou par ailleurs un écrivain n’est pas la simple collecte des faits mais leur mise en relation et le sens qu’il leur donne. Or cette mise en relation est accomplie par le sujet à l’aide d’un appareil mental qui est le produit de notre existence même. L’étude de l’œuvre ne permet donc pas de mettre entre parenthèses l’identité du savant ou de l’écrivain. C’est ce que j’essaie de montrer dans mes « portraits ».
Dans votre propre vie, qu’est-ce qui vous a conduit à réorienter votre pensée ?
Une meilleure intégration dans le cadre dans lequel je vivais, et en premier lieu l’expérience de la paternité. A la naissance de mon premier fils, en 1974, j’ai découvert en moi des sentiments nouveaux, d’une intensité bouleversante, entraînant aussi une grande responsabilité. Dans la vie d’un individu sans ancrage social, et surtout sans enfants, il reste la possibilité de penser le travail – par exemple, la thèse que l’on écrit – comme un monde en soi. Si vous sentez constamment l’appel de votre enfant, il devient difficile de garder une frontière étanche entre votre vie et votre pensée. J’ai été heureux de dépasser ce stade d’enfermement dans un monde à part, pour chercher une relation significative entre ce que j’étais et ce sur quoi je travaillais – sans pour autant verser dans l’autobiographie. Cela m’a conduit à m’intéresser davantage au monde dans lequel je vivais, et non plus seulement au savoir abstrait.
Dans La Signature humaine, vous étudiez les auteurs à travers le prisme des épreuves douloureuses qu’ils ont traversées : la maladie, le deuil, l’expérience des camps… Faut-il souffrir pour penser ?
C’est une question redoutable, à laquelle je n’ose pas donner de réponse. Ne serait-ce que parce que j’ai peu souffert dans ma vie… Je constate en effet qu’il existe une inquiétante liaison entre la vulnérabilité, la souffrance, et la capacité d’aller plus loin dans la connaissance de l’humain. Comme si le bonheur barrait la route à la compréhension la plus vive… Ou bien ma théorie est fausse, ce qui serait rassurant pour moi, ou bien elle est juste et je suis un piètre penseur ! Peut-être que j’essaie de compenser cette absence d’expérience douloureuse dans ma propre existence en me passionnant pour celle des autres. Et plus particulièrement pour les humains dont le parcours a quelque chose de brisé, de vulnérable, voire de tragique. Je ne suis attiré ni par les héros, ni par les « monstres ». Je préfère comprendre les êtres faillibles dont la vie ressemble, comme disait Montaigne, à un « jardin imparfait ». Ils me paraissent plus représentatifs de la condition humaine.
« Tout intellectuel est un exilé de sa condition natale », écrivez-vous. Vous avez vous-même vécu l’exil, de la Bulgarie à la France. En quoi cette expérience peut-elle aider à penser le monde ?
Je me considère comme un « homme dépaysé », non seulement parce que j’ai changé de pays, mais aussi parce que je tends à un certain regard dépaysant sur le monde. En ce sens, l’intellectuel diffère du militant. Son rôle n’est pas de mener une action en vue d’un but, mais de mieux comprendre le monde, et pour cela il doit s’extraire des évidences. L’exilé ne partage pas les mêmes habitudes, il est donc étonné devant ce qui paraît aller de soi pour ses nouveaux compatriotes. L’exil introduit une distance entre soi-même et le milieu dans lequel on vit, qui est propice à la pensée. Mais il n’est pas obligatoire ! Beaucoup de personnes éprouvent ce détachement sans avoir vécu l’expérience de l’exil physique. Disons seulement que le changement de pays, quand il se passe sans drame, facilite le détachement indispensable au travail intellectuel, lequel s’accomplit mal quand on se confond avec les acteurs que l’on étudie.
Quel rapport entretenez-vous avec l’engagement politique ?
J’ai grandi en Bulgarie dans les années d’après-guerre. Le totalitarisme qui y régnait n’incitait pas à l’engagement. Il n’offrait que deux carrières possibles : soit vous faisiez carrière au sein du Parti communiste, soit vous vous détourniez complètement de la vie publique. Comme beaucoup de Bulgares, j’ai choisi cette seconde voie. J’établissais une coupure radicale entre « eux », ceux qui géraient le pays, et moi. J’ai ainsi reçu une sorte de vaccination qui m’a gardé longtemps éloigné de tout intérêt politique. J’ai changé à partir de 1973, l’année de ma naturalisation française. Petit à petit, j’ai commencé à me sentir concerné. Des sujets imprégnés de valeurs morales et politiques m’intéressaient : la rencontre avec les autres, les sources de la violence, l’expérience des camps de concentration, les abus de la mémoire. J’ai même écrit un petit livre sur la guerre d’Irak ! Cela dit, je ne suis pas devenu un militant. Je n’ai de carte dans aucun parti et signe rarement des pétitions. Mais il m’arrive de prendre position. Par exemple, je suis intervenu au moment de l’annonce du projet d’un ministère de l’Identité nationale, parce que cette idée me semblait à la fois inconsistante sur le plan anthropologique et nocive sur le plan politique.
Politiquement, vous vous définissez comme un modéré. Ne peut-on pas être modéré à l’excès ?
Dans l’histoire récente, l’exemple type de « modération » excessive serait la conférence de Munich, en 1938. Les puissances occidentales tentent alors d’amadouer l’agression nazie, et cèdent. Mais s’agissait-il vraiment d’une attitude modérée ? C’était plutôt un acte à courte vue. L’évitement de la violence ne convient que là où le danger n’est pas réel. Or en 1938, la menace hitlérienne était devenue une évidence pour quiconque voulait ouvrir les yeux. Pour ma part, je me reconnais dans une autre forme de modération. Aucun pouvoir sans limites n’est légitime, nous enseigne Montesquieu. La modération, au sens fort, ce n’est pas la mollesse, mais la limitation de chaque pouvoir par des contre-pouvoirs. C’est une organisation de l’espace public où l’on tient compte de la diversité humaine. On ne cède pas devant la violence, bien au contraire. Dans le même esprit, je défends ce que j’appelle la civilisation, notre capacité de reconnaître les différences des autres sans forcément les dénigrer. Suis-je, néanmoins, modéré à l’excès ? C’est à vous de le dire…
Dans votre livre, vous revenez à plusieurs reprises sur la question du mal. Selon vous le mal est profondément ancré dans la nature humaine. Si le mal est en chacun de nous, comment lutter contre lui ?
Je ne crois pas à un « mal » cosmique et invariable, mais il est vrai qu’on en retrouve les différentes formes à tout stade de l’histoire. Il provient de ce que chacun a besoin des autres, mais que ces autres ne lui accordent pas spontanément ce qu’il désire. Cet égocentrisme est particulièrement dangereux quand il devient collectif. Les pires forfaits ont été commis pour protéger les « nôtres » face à une menace venue d’ailleurs. Ce manichéisme, qui confond « nous et les autres » avec « ami et ennemi » ou, pire, avec « bien et mal », est mortifère. Par toutes mes forces – qui sont faibles –, j’essaie de le combattre. Pour cela, j’observe ses formes, et aussi les manières de lui résister, et je les raconte dans mes livres. En ce sens, je reste proche des idées des Lumières : je lutte contre le mal par le moyen de la connaissance.
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Qu’est-ce que l’humanisme ?
L’humanisme désigne un mouvement philosophique qui s’est développé en Europe
à partir de la Renaissance. Aujourd’hui, cette notion s’est galvaudée : elle ne désigne souvent qu’une forme de philanthropie un peu naïve. Tzvetan Todorov refuse cette caricature. L’humanisme qu’il défend n’a rien d’une vision idyllique. Il s’agit d’une prise de position forte, historiquement construite, sous-tendue par trois grands choix anthropologiques et moraux :
• L’universalisme. Tous les êtres humains appartiennent à une seule et même espèce. Ils sont pourvus de la même dignité.
• La liberté humaine. Le déterminisme – biologique, historique, social, psychique – n’est jamais intégral. L’homme n’est pas le pur jouet de forces qui le dépassent et qui décident de son destin. Il a toujours le moyen « d’acquiescer ou de résister » (Jean-Jacques Rousseau).
• L’être humain comme valeur suprême. Le bien-être des individus humains est le but ultime de la vie sociale. De ce point de vue, la pensée humaniste se distingue des projets utopistes, qui visent un avenir radieux. Elle s’oppose aussi aux doctrines religieuses, pour lesquelles toute action humaine doit être orientée vers le service adressé à Dieu.
Héloïse Lhérété
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Tzvetan Todorov
Tzvetan Todorov est né en 1939 à Sofia, en Bulgarie. Il a obtenu en 1963 un visa pour un séjour d’un an en France, où il s’est définitivement installé. Proche de Roland Barthes et de Gérard Genette, il a été l’un des pionniers de la critique textuelle. A partir des années 1980, T. Todorov se tourne de plus en plus vers des problèmes historiques et moraux. Ses centres d’intérêt se déplacent vers le totalitarisme (Face à l’extrême, 1991, et Mémoire du bien. Tentation du mal, 2000), le rapport à autrui (La Vie commune, 1995), les relations interculturelles (La Conquête de l’Amérique, 1982, et La Peur des barbares, 2008), l’histoire de l’humanisme et des Lumières (Nous et les autres, 1989, et Le Jardin imparfait, 1998). Son dernier livre, La Signature humaine. Essais 1983-2008 (Seuil, 2009), rassemble les études les plus importantes qu’il a écrites au cours de ces années.
T. Todorov a reçu, en 2008, le prix Prince des Asturies pour l’ensemble de son œuvre. Ses livres sont traduits dans plus de vingt-cinq langues.
Mensuel N° 210 – décembre 2009
http://www.scienceshumaines.com/-la-vie-est-une-oeuvre-en-soi-_fr_24509.html
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