Il y a 65 ans jour pour jour, le 22 juin 1950, a été adoptée la loi de classification de la population en Afrique du Sud, nouvelle étape du processus de création d’un système d’apartheid dans lequel la race est l’élément structurant de la citoyenneté. Si juridiquement l’apartheid racial est aboli depuis 1994, l’apartheid social est encore une réalité tangible dans la société sud-africaine aujourd’hui.
En 2011, dans le contexte des révoltes arabes, le sociologue américain Immanuel Wallerstein revenait à travers un article édifiant sur l’exemple historique de l’apartheid en Afrique du Sud pour expliquer que le « vent du changement » destructeur des symboles ne devait pas faire oublier que « chacun veut aussi maintenir ses intérêts au sein des structures nouvelles qui apparaissent ». Reprenant le discours prononcé le 3 février 1960 par le Premier ministre conservateur britannique de l’époque, Harold Macmillan, devant le Parlement sud-africain sur la nécessité de prendre acte de la montée du sentiment nationaliste et d’intégrer la nouvelle donne dans la conduite des affaires politiques, Immanuel Wallerstein rappelait : « Macmillan expliqua son raisonnement par la nécessité pour le camp occidental, en période de guerre froide, de se gagner le soutien des populations asiatiques et africaines. Son discours était important en ce sens qu’il indiquait que les dirigeants britanniques considéraient la domination électorale blanche en Afrique australe comme une cause perdue qui risquait d’entraîner l’Occident dans sa chute. »
Ce calcul d’intérêt politique a été une des caractéristiques de l’attitude des capitalistes occidentaux en Afrique du Sud : dans une vision de défense de leurs intérêts économiques, ils ont été amenés à s’opposer aux restrictions imposées aux Noirs par les syndicalistes blancs. C’est ce qu’explique l’économiste Thomas W. Hazlett, professeur à l’université Georges Mason dans son ouvrage Economic Origins of Apartheid, qui rappelle que le système ségrégationniste s’est forgé à partir d’une lutte des classes. Il est en grande mesure élaboré par les travailleurs et syndicalistes blancs opposés aux capitalistes blancs dans leur politique de susbstitution d’une main-d’œuvre noire bon marché aux travailleurs blancs dans un contexte où la ruée vers l’or sud-africain a rendu nécessaire la collusion entre le capital des Blancs et la main-d’œuvre noire. Les raccourcis de l’esprit consistant à penser que le système raciste d’oppression est le fait des possédants blancs pour éradiquer les populations noires les plus pauvres occulte cette dimension pourtant fondamentale pour comprendre les évolutions qui conduiront à la fin de l’apartheid. La protection des intérêts économiques et la maximisation du profit qui explique que des capitalistes blancs aux mœurs et aux procédés racistes interviennent en faveur d’une amélioration de la condition des travailleurs noirs sous l’apartheid, éclaire également la position des élites économiques du pays au début des années 1990.
De jeunes Sud-Africains noirs adossés à un mur où est tagué le portrait de Mandela. Alexandre Joe/AFP
Le bourgeois noir
Percevant l’élargissement du mouvement populaire antiapartheid comme un danger, ces élites ont accepté de « tout changer afin que rien ne change », autrement dit de mettre fin à la ségrégation sans pour autant transformer en profondeur le système économique et social existant. La prise de conscience de la désintégration prochaine du système ségrégationniste et le risque de voir disparaître leurs statuts et privilèges, ainsi que le coût économique de l’apartheid qui n’était plus rentable, expliquent largement pourquoi ces élites se sont ralliées au projet politique de lutte contre ce système. Mais le contenu révolutionnaire de ce projet dont l’ANC (African National Congress, l’un des plus vieux partis politiques d’Afrique subsaharienne créé en 1912 et qui deviendra la principale organisation du mouvement national de lutte contre l’apartheid) était porteur et qui comprenait la fin de la ségrégation et la transformation du système économique et social, a rapidement montré ses limites. L’émergence d’une bourgeoisie noire dans un contexte d’hégémonie du dogme néolibéral devenu le relais de ces politiques a contribué à perpétuer un apartheid social. Myriam Houssay-Holzschuch, géographe, professeur à l’université Grenoble Alpes et spécialiste de l’Afrique du Sud, restitue le contexte international et interne de ces évolutions et livre son analyse des causes qui favorisent la reproduction d’un apartheid social.
Un Sud-Africain noir brandissant une pancarte « Stop à la xénophobie, nous sommes une nation ». Gianluigi Guercia/AFP
Monopole du pouvoir
S’il peut apparaître surprenant que l’ANC (dont le noyau dur organisationnel et idéologique était le Parti communiste sud-africain) ait opéré une reconversion et sacrifié la dimension sociale de son projet, pour Myriam Houssay-Holzschuch, l’explication est à rechercher dans les conditions de la transition politique. « L’ANC n’a pas remporté de victoire militaire, il n’a pas renversé le gouvernement, il avait dès le départ une marge de manœuvre limitée. C’est un parti qui est très œcuménique. S’il est vrai que le PC sud-africain avait une vision sociale claire et bien articulée, elle n’était pas forcément dominante », explique la géographe. Elle détaille la nature hybride d’un État qui se construit dans un contexte international marqué par le triomphe planétaire du néolibéralisme.
« Dès la présidence de Nelson Mandela et en particulier à partir de 1996, c’est une politique néolibérale qui se met en place avec un appel aux investissements extérieurs. Mais c’est aussi un État développementaliste avec l’élaboration d’importants programmes sociaux qui permettent la réduction de la pauvreté sans enrayer les inégalités. Au contraire, celles-ci vont se retrouver renforcées avec la confrontation entre des intérêts opposés que l’État aurait dû arbitrer en faveur du bien commun. » D’un côté, les revendications du secteur des affaires qui prône des réformes néolibérales de dérégulation et de privatisation et dispose de moyens pour faire pression sur le gouvernement. De l’autre, la société qui aspire à une transformation économique qui va dans le sens d’une réduction des inégalités et de l’équité dans la redistribution des richesses nationales. « Mais le monopole de l’ANC sur le pouvoir explique que le levier du vote par le biais duquel intervient cet acteur se révèle très peu efficace. L’absence d’alternative politique explique que l’ANC est peu mis en danger par le vote. Si depuis la présidence de Jacob Zuma en 2009 on assiste à une réorientation néokeynesienne et sociodémocrate dans le discours, elle reste de l’ordre des effets d’annonce sans conséquence sur la politique réelle », explique Myriam Houssay-Holzschuch.
Manifestation après la fusillade policière qui a tué le 16 août 2012 trente-quatre mineurs dans le Marikana.
Stephane de Sakutin/AFP
Reproduction de l’apartheid
Mais pour cette experte, il est nécessaire de tenir compte de la temporalité : 21 ans depuis l’abolition de l’apartheid est un laps de temps court à l’échelle de l’histoire. « L’apartheid est la systématisation sur plusieurs décennies d’une colonisation qui a duré des centaines d’années. C’est un système quasi totalitaire, dans le sens où il a pénétré la société en profondeur et structuré les moindres aspects de la vie sociale. Ce système a utilisé l’espace pour se maintenir, puisque l’expulsion de certaines catégories de la population des lieux centraux et d’opportunité d’emplois pour les installer à la périphérie des villes contribue à reproduire les conditions de maintien d’une ségrégation qui juridiquement a été abolie », explique Myriam Houssay-Holzschuch. Elle rajoute que si la richesse a été « déracialisée » (les nantis ne sont plus tous blancs puisqu’une nouvelle bourgeoisie noire s’est constituée), en revanche la pauvreté reste majoritairement « noire et colorée : la fin de l’apartheid a coïncidé avec un processus de transition économique, marqué par le recul relatif de l’industrie et la mise en valeur d’une économie de service qui requiert une qualification que les populations noires n’ont pas pu acquérir sous l’apartheid. Avec l’entrée de plain-pied dans la mondialisation et la soumission à une rude concurrence, certains secteurs comme le textile ont été déclassés car insuffisamment compétitif », rappelle cette professeure. Elle précise en outre que le chômage de masse est un fléau qu’il est de plus en plus difficile d’endiguer. Selon elle, si 25 % de la population sud-africaine est officiellement sans emploi, le taux réel est en fait bien plus élevé dans la mesure où les statistiques officielles ne tiennent pas compte des catégories au chômage qui ne recherchent plus d’emploi sur le marché du travail et qui représentent près de 13 pour cent de la population totale.
Depuis quelques années la contestation s’est intensifiée et fait l’objet d’une répression croissante. Myriam Houssay-Holzschuch souligne une dimension positive dans cette action des mouvements sociaux déracialisés : « Noirs et Blancs s’appuient sur des revendications de classe contre les inégalités et la polarisation sociale, contre le développement de la corruption, le détournement des fonds publics à des fins d’enrichissement personnel, etc. » Elle rappelle également l’importance de la démocratie judiciaire qui constitue pour l’instant un véritable contre-pouvoir en Afrique du Sud, là où aux États-Unis le système semble plus compromis.
Des employés du secteur de la métallurgie en Afrique du Sud manifestent à Johannesbourg pour protester contre leurs conditions de travail et réclament une augmentation de salaire. 2011. Reuters//Siphiwe Sibeko
La question du départ des colons
Myriam Houssay-Holzschuch évoque la complexité de la question des colons. Elle rappelle que la colonisation en Afrique du Sud est très ancienne (XVIIe siècle) et que les descendants des colons qui ont occupé ces terres depuis plus d’un siècle sont considérés comme Africains. « Ces colons venaient de plusieurs anciennes métropoles coloniales. Ceux qui ont été envoyés par le biais de la compagnie hollandaise des Indes orientales, les Afrikaners, ceux qui ont été chassés de France par Louis XIV au moment de la révocation de l’édit de Nantes, et enfin ceux qui sont arrivés d’Angleterre au XIXe siècle », rappelle la géographe. Elle explique que cette colonisation de peuplement est comparable à celle qui s’est développée aux États-Unis ou au Canada.
Dès 1955 et la charte pour la liberté, l’ANC était porteur d’un projet d’édification d’une communauté politique ouverte, multiraciale. Lors de la démocratisation en 1994, le départ des Blancs aurait posé plusieurs problèmes auxquels le gouvernement à l’époque a réfléchi. « Exiger le départ des colons revenait à se priver d’une expertise économique, des investissements des riches nationaux et internationaux, et compromettre les conditions nécessaires à la réduction des inégalités. L’ANC ne voulait pas, ne pouvait pas se le permettre, et pratiquement cela se serait avéré compliqué », explique Myriam Houssay-Holzschuchen, reprenant l’exemple du Zimbabwe dans les années 80 où l’exil des colons s’est révélé économiquement coûteux. Selon elle, aujourd’hui, le principal rejet est à l’encontre des migrants africains, victimes de xénophobie.
« Le politologue Adam Habib explique que l’Afrique du Sud s’est dotée d’une Constitution démocratique et progressiste. Tout le problème pour la société civile est de faire appliquer cette Constitution. Par exemple, il s’agit de mettre en œuvre les principes de la réforme foncière et de la redistribution des terres qui ont été acceptés, mais beaucoup trop lents dans la traduction pratique. Au lieu d’une expropriation brutale, on a préféré mettre en place des dispositifs de négociations avec le propriétaire, et le bénéficiaire peut choisir la nature des indemnisations qu’il recevra, mais l’exécution de ces mécanisme reste très lente et ne touche pas suffisamment de terres », conclut-elle.
Lina KENNOUCHE | OLJ
22/06/2015
Source :
http://www.lorientlejour.com/article/930826/le-modele-sud-africain-postapartheid-decolonisation-ou-neocolonialisme-.html
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