Le contexte de la guerre en Ukraine a révélé l’importance de la stratégie du « hedging », une notion venue de l’univers de la finance et qui désigne une approche consistant, pour un État, à assurer sa sécurité et à préserver ses intérêts en multipliant les partenariats.
Alors que l’hégémonie des États-Unis a longtemps reposé sur l’adhésion de leurs partenaires à l’agenda stratégique global américain à travers la construction d’alliances pérennes, l’ordre mondial est, aujourd’hui, de plus en plus caractérisé par la fluidification des rapports internationaux, l’affirmation d’intérêts nationaux et régionaux qui ne s’alignent plus sur les intérêts américains, et l’essor de « connivences fluctuantes ». Plusieurs exemples l’illustrent actuellement de manière frappante.
Un « monde non aligné ? »
Comme le note avec justesse la revue Foreign Affairs dans l’introduction de son numéro de mai-juin 2023, consacré au « Monde non aligné », « étant donné que les hedgers attachent de l’importance à la liberté d’action, ils peuvent former des partenariats de convenance pour poursuivre des objectifs de politique étrangère spécifiques, mais il est peu probable qu’ils concluent des alliances générales. Il s’agit d’éviter la pression de choisir entre la Chine, la Russie et les États-Unis. »
La Chine, favorable à une transformation de l’architecture de gouvernance mondiale, encourage ces « connivences fluctuantes » qui apparaissent aujourd’hui comme une manifestation, voire le fondement d’un nouvel ordre international. À cet égard, le politologue français Bertrand Badie rappelle que « l’un des postulats de la diplomatie chinoise est que la Chine a besoin d’un monde stable et d’une économie mondiale prospère, à défaut de quoi le pari chinois de prendre la tête de la mondialisation viendrait à s’effondrer ; c’est la raison pour laquelle elle n’a aucun intérêt à une aggravation des conflits ». Pour Bertrand Badie, cette orientation sonne le glas de la géopolitique de blocs, car Pékin promeut, dans une approche pragmatique, la multiplication des partenariats au détriment des alliances exclusives et pérennes.
De leur côté, les partenaires traditionnels de Washington ne veulent pas se laisser entraîner dans une polarisation géopolitique, comme l’a illustré, dans le contexte de la guerre en Ukraine, le refus d’un certain nombre d’entre eux d’imposer des sanctions à la Russie.
Ils perçoivent l’émergence de la Chine comme une opportunité de manœuvrer afin d’accroître leur autonomie décisionnelle. Deux exemples frappants illustrent aujourd’hui la consécration de ces « connivences fluctuantes » au détriment de la géopolitique de blocs : la normalisation entre l’Arabie saoudite et l’Iran, intervenue grâce à la médiation chinoise ; et l’évolution de la relation entre la Turquie et la Russie.
La connivence Iran/Arabie
Ces deux acteurs étaient en conflit depuis plusieurs années. Dès 2013, l’Arabie saoudite, ainsi que les Émirats arabes unis, s’est fortement impliquée dans la guerre en Syrie, à la fois pour contrer l’influence de la Turquie et du Qatar (qui soutenaient également l’opposition à Bachar Al-Assad) et pour s’opposer à l’Iran, allié du régime de Damas.
La confrontation entre Riyad et Téhéran s’est durcie à partir de 2015 du fait de la guerre au Yémen, qui a mis à mal la crédibilité américaine et ses engagements de défense envers ses alliés du Golfe, Washington n’ayant guère réagi à la première attaque contre les installations pétrolières du géant saoudien Aramco en 2019.
Ce contexte a accéléré le changement de paradigme en Arabie saoudite et donné naissance à une volonté d’appliquer une politique alternative pour apaiser la confrontation régionale tout en diversifiant les partenariats afin de préserver au mieux les intérêts saoudiens.
Bien que les États-Unis demeurent un partenaire privilégié de Riyad, les tensions politiques restent persistantes. L’Arabie saoudite a parallèlement renforcé son partenariat avec la Russie, allant jusqu’à refuser de souscrire aux demandes américaines d’augmenter sa production pétrolière et s’accordant avec Moscou sur une baisse.
Dans cette approche visant à réduire les tensions régionales et à favoriser des formes de convergence, l’Arabie saoudite a également renoué avec la Turquie, perçue comme un concurrent régional depuis 2011. Mais l’évolution la plus spectaculaire a été le resserrement des liens avec la Chine, devenue son premier partenaire commercial. Riyad a approuvé la médiation chinoise sur le dossier iranien et s’est associé à l’Organisation de coopération de Shanghaï.
En acceptant le parrainage chinois pour le rétablissement de ses relations avec l’Iran, l’Arabie saoudite a mis à l’écart les États-Unis qui, historiquement, ont toujours joué un rôle politique de premier plan au Moyen-Orient. Cette évolution est contraire aux intérêts américains, notamment parce que la réconciliation Riyad-Téhéran intervient dans un contexte de redéfinition des relations internationales – qui connaissent une évolution des alliances stables et durables vers ces « connivences fluctuantes » – et d’émergence, encouragée par Pékin, d’un monde non aligné.
La Chine tente en effet de refonder l’ordre international à travers une diplomatie de plus en plus active, un rôle de médiateur sur les dossiers régionaux, la multiplication des accords et des structures régionales de coopération et des rencontres politiques (BRICS, Asean, Organisation de Shanghaï, sommets Chine-pays arabes et Chine-Afrique…) qui remettent en cause le monopole du leadership américain.
Un autre cas mérite une attention particulière : la relation entre Moscou et Ankara, qui illustre une approche pragmatique des deux parties et une convergence d’intérêts, en dépit de contradictions persistantes.
Turquie-Russie : un partenariat de convenance
Les antagonismes entre la Russie et la Turquie se sont cristallisés en Syrie, en Libye, mais aussi dans le Caucase. Pourtant, sur tous ces terrains de conflits, Russes et Turcs ont trouvé un modus vivendi et mis en place des mécanismes de gestion pacifiés.
Par ailleurs, bien que dans le contexte de la guerre en Ukraine, Ankara ait publiquement affirmé son soutien à l’intégrité territoriale du pays et armé Kiev, elle s’est toujours refusée à appliquer des sanctions contre la Russie, dont elle dépend pour son approvisionnement en gaz.
En outre, malgré son statut de membre de l’OTAN, la Turquie a fait le choix d’acquérir des S-400 russes pour son système de défense anti-missiles, une décision qui a fait ressurgir les tensions dans sa relation avec Washington.
Enfin, Ankara a accepté de s’engager dans un dialogue avec le régime de Damas, sous l’égide de la Russie, et contre l’avis de Washington – une évolution qui laisse entrevoir une possible normalisation prochaine dans les relations bilatérales turco-syriennes.
Notons toutefois qu’une éventuelle victoire de Kemal Kiliçdaroglu, plus sensible aux positions européennes et plus réceptif aux demandes américaines qu’Erdogan, pourrait rebattre les cartes. Mais au vu des résultats du premier tour, le président sortant semble mieux placé pour l’emporter.
La fin des alliances stables
En définitive, la diversification des partenariats stratégiques des alliés historiques des États-Unis et leur volonté de construire des convergences conformes à leur propre représentation de leurs intérêts stratégiques témoignent aujourd’hui d’une tendance de fond : la fin des alliances stables et le dépassement de la logique de polarisation géopolitique nécessaire au maintien de l’hégémonie américaine.
Cette évolution est encouragée par la Chine dans un contexte où Pékin incite également à une remise en cause de la domination incontestée du dollar. En mars dernier, la transaction inédite de TotalEnergies avec le géant chinois des hydrocarbures CNOOC libellée en yuans a provoqué la surprise. Plus récemment, c’est l’Argentine qui a pris la décision de régler ses importations chinoises en yuans plutôt qu’en dollars…
Docteur en géopolitique, Université de Lorraine
Source: The Conversation, May 16, 2023
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